2.- Épidémies et invasions : tous à l’abri !
La pandémie du Covid-19 en témoigne : face à une épidémie de vaste amplitude, l’homme n’a jamais pu se prémunir par anticipation. Si, de nos jours, les Etats se dotent de planifications pour lutter efficacement contre le virus, en attendant un vaccin, dans les temps anciens ça n’était pas le cas. Il n’y avait ni médicaments, ni tests, ni respirateurs, pas de documents recensant les risques. Les masques ? Au Moyen Age et même plus tard, comme pendant la peste de 1720, on imbibait une éponge de vinaigre, de sauge ou de girofle, considéré comme désinfectant, que l’on plaçait sur le nez… Certains délaissaient la ville pour la campagne où l’air était moins vicié, d’autres ne sortaient point. Les échoppes restaient fermées, les lumières éteintes le soir, comme lors d’un siège.
C’est dire si le confinement a une longue histoire derrière lui. Aussi longue que la liste des épidémies elles-mêmes qui, à Marseille et des siècles durant, s’apparentaient d’abord à la peste. Ce fléau ancestral avait comme élu domicile dans l’espace méditerranéen. Sur une carte, le parcours du virus partait (presque) toujours de Chine, propagé par des rats noirs qui s’introduisaient furtivement dans des navires, puis de la Méditerranée orientale, gagnait Marseille.
Dans l’Antiquité, la Mer intérieure fut longtemps sillonnée par des trières phéniciennes, puis par des pentécontores grecs. Ainsi a-t-elle toujours été une voie de communication favorisant les échanges commerciaux et culturels, ainsi que les migrations des hommes, mais aussi – hélas ! – la diffusion des maladies. S’articulant autour de trois continents – l’Afrique, l’Asie et l’Europe – la Méditerranée était le carrefour de tout ce qui venait de la Chine par route, en passant notamment par Palmyre, la « Reine du désert ».
Là où circule l’homme, circule le virus…. La bactérie Yersinia pestis, du nom d’Alexandre Yersin qui l’identifia à Hongkong en 1894, suivit cette route antique venant de Chine. A partir de là, et après qu’elle eut sévi en Egypte et en Syrie en 541 et 542 de l’ère chrétienne, la Méditerranée l’a propagée sur nos côtes. Franchissant les frontières, elle toucha Rome et bientôt, Marseille fut contaminée. Dans son Histoire des Francs, Grégoire de Tours, évoque cette épidémie qui frappa à plusieurs reprises Marseille, n’épargnant d’ailleurs ni Clermont-Ferrand ni Paris. De nature récurrente, elle revint enProvence en 549, et encore en 599 et 600.
La peste noire de 1348
La fameuse et terrifiante « Peste noire » de 1348 a débuté deux ans auparavant, toujours en Chine, lors du siège par les Mongols d’un comptoir exploité par des Génois qui, pour sauver leur vie, durent enjamber des cadavres jetés à dessein devant leurs portes ; ils embarquèrent dare-dare sur leurs galères, véritable odyssée qui les conduisit miraculeusement à Gênes.
La Ligurie étant toute proche, Marseille n’échappa pas à la contamination par la mer. Du coup, Avignon fut atteinte en janvier 1348 et, par effet de propagation naturelle, la peste infecta toute l’Europe en moins de trois ans. Ce cataclysme sanitaire resta longtemps gravé dans la conscience collective de nombreux hameaux, village et villes.
Comme si elle accordait aux hommes un répit pour rependre leur souffle et trouver un antidote, le virus pestilentiel s’éclipsa avant de réapparaitre à Marseille dans le premier tiers du XVIII siècle.
Le Grand Saint-Antoine et la peste de 1720
Le lien entre Marseille et la mer est connu. C’est d’elle que la ville tire ses richesses, surtout au XVIIIe siècle quand son port est devenu mondial, mais cette mer est parfois porteuse de la mort. Surtout quand on néglige, dès le début, de prendre les mesures sanitaires et parce que l’intérêt commercial prévaut sur la protection de la population. Telle est, schématiquement, la funeste histoire de la peste de 1720, qui ravagea Marseille et l’arrière-pays.
On notera d’entrée que ce n’est pas tant l’homme qui fait pénétrer la maladie dans un lieu mais bien ce que transporte l’homme. Et cet homme est souvent un marchand de tissus, comme on va le voir.
A l’origine, un trois-mâts : le Grand Saint-Antoine. Parti de Marseille en juillet 1719 vers Saïda en Syrie. Le Levant était dans l’aire traditionnelle des échanges avec Marseille, et le Grand Saint-Antoine devait charger une précieuse cargaison : des étoffes de qualité et des ballots de tissus destinés à la foire de Beaucaire qui allait bientôt s’ouvrir. La marchandise appartenait pour une large part à Jean-Baptiste Estelle, le premier échevin de la ville, autrement dit le maire, et le reste à Jean-Baptiste Chataud, le commandant du navire.
La marchandise chargée, le Grand Saint-Antoine partit de Saïda le 31 janvier 1720, mais la peste ne se manifesta pas encore. Période d’incubation ? Toujours est-il que le navire accosta à Tripoli en Syrie, et embarqua avec lui quelques Turcs en route pour Chypre. Les patentes de ces deux ports (Saïda et Tripoli) sont formelles : le bateau était sain.
C’est sur le chemin du retour, après l’escale chypriote que se noua le drame. Un passager turc et sept matelots moururent ainsi que le chirurgien de bord. Prudent, le capitaine Chataud, fit demi-tour et rallia Chypre pour y prendre une « patente de santé », document obligatoire pour tout navire provenant d’un pays suspect d’une maladie pestilentielle. Puis il mit le cap sur Livourne en Italie. Cependant un huitième matelot tomba malade et succomba au virus. En Italie, le contrôle fut rapide, les autorités laissant le Grand Saint-Antoine partir pour Marseille.
Arrivé au Brusc, près de la Ciotat, le capitaine Chataud s’arrêta, et envoya un messager prévenir Estelle de la réalité à bord. A Marseille, l’on s’étonna. La peste, disait-on, appartient au passé ! Néanmoins Chataud retourna à Livourne où, à sa demande (et sans doute pour se couvrir) on lui remit une « patente-nette », certificat indiquant que tout va bien à bord. Manifestement, les Italiens ne voulaient pas d’ennuis et laissèrent le Grand Saint-Antoine retourner à Marseille où il entra le 25 mai. Mais, au lieu de s’arrêter à l’île Jarre, près de Riou, à l’entrée Est de la rade où l’on désinfectait les navires infestés, il alla mouiller au Frioul, plus exactement à l’île de Pomègues le 4 juin.
Quelques jours plus tard, ayant obtenu un passe-droit, l’autorisation lui fut donnée de débarquer passagers et marchandises au Canet, près de l’Estaque. L’erreur qu’il ne fallait pas commettre… Ainsi la peste entra dans la ville. Les premières victimes furent le garde mis à bord pour effectuer des vérifications ainsi que des portefaix.
En se répandant très vite, l’épidémie décima le tiers de la population, soit 39 107 personnes au total, 30 137 intra-muros, 8 970 dans le terroir, sur un total de 120 000 habitants, tout en semant la mort dans l’arrière-pays. En Provence, sur une population de 394.369 personnes, la peste occasionna le décès de 119. 811 hommes, femmes et enfants.
La postérité a retenu les noms de deux hommes qui se sont particulièrement distingués à Marseille pour sauver des vies. Mgr de Belsunce, 49 ans, évêque de Marseille, qui se dépensa matin et soir, bravant la mort, portant secours sans se soucier de sa personne. Il visitait les malades, les plus abandonnés, les plus misérables, il les approchait, les confessait, les exhortait à la patience ou à bien mourir. Pour accroître les aumônes, il se contentait, pour toute nourriture, comme le peuple, de poisson et de pain bis.
L’autre héros de cette tragédie est Nicolas Roze, dit le chevalier Roze, intendant de Santé, admirable de courage et d’abnégation. Ce personnage taillé pour l’action, assainit l’atmosphère par un coup d’éclat : à la tête d’une centaine de forçats et d’une quinzaine de « corbeaux », il fit dégager l’esplanade de la Tourette, au-dessus du Vieux-Port, où plus d’un millier de cadavres jonchaient le sol. Pendant ce temps, 178 chirurgiens aidés par des maîtres-infirmiers et quelques apothicaires, secouraient les contaminés. On notera que Marseille avait institué la fonction de « chirurgien de peste » en 1650, de même qu’Aix et Montpellier.
Aujourd’hui, une statue de Mgr de Belsunce se dresse devant la cathédrale de la Major et le chevalier Roze est honoré d’un buste en bronze, près du lieu de ses actes héroïques. Les deux survécurent à cette épidémie qui est l’une des pires épreuves que Marseille ait subie.
Quant au Grand Saint-Antoine, sur ordre du Régent, il fut brûlé à l’ile de la Jarre, près de Riou, le 26 septembre 1720.
Jean-Baptiste Estelle fut anobli par Louis XV trois ans avant sa mort en 1723.
Le capitaine Chataud fut condamné à trois ans de prison et enfermé au château d’If.
Les Barbares à nos portes : Wisigoths, Vandales, Ostrogoths…
Entre le Ve et le VIe siècle, comme pris de bougeotte, des peuples germaniques déboulaient en Europe. Sans que l’on sache trop pourquoi, les Alains, Suèves et Vandales franchissaient le Rhin et déferlaient en entrainant d’autres peuples dans leur sillage : Francs, Burgondes et Alamans implantés sur l’autre rive du Rhin, tandis que les Wisigoths venant d’Italie, fuyaient les Huns d’Attila dans une sarabande infernale.
Les terrifiantes hordes d’Attila, originaires de Hongrie, s’étaient d’abord cassé les dents en voulant, dans un premier temps, envahir la Perse en razziant au préalable Constantinople, histoire de se remplir les poches…. Aussi changèrent-elles de direction : cap sur l’ouest en visant la Gaule romaine supposée moins revêche ou plus facile à soumettre. Sur la route d’Orléans, les hordes pillèrent Metz et Reims mais furent stoppées net près de Châlons-en-Champagne, à dix lieues de Colombey-les-deux-Eglises, lors de la bataille des Champs catalauniques. Un paysage vallonné que le général de Gaulle, de son bureau d’angle à la Boisserie, voyait en méditant sur le destin de son cher et vieux pays… Attila se replia alors vers le Sud ; il entra en Italie sans coup férir, dévastant la plaine du Pô mais dut s’arrêter faute de combattants : une épidémie de peste éclaircit les rangs de ses troupes affaiblies…
Il faut dire que tous ces troubles, toutes ces migrations avaient pour origine l’affaissement de Rome. L’empire qui avait dominé le monde touchait à sa fin. Pour cause d’indiscipline, de mélanges ethniques, d’insalubrité (les bains publics pullulaient de microbes), d’un réseau d’égouts insane et malodorant, mais aussi d’une succession d’épidémies de peste, sans oublier la corruption et le favoritisme, la ville périclita : d’un million d’habitants, elle n’en comptait plus que 20 000 !
Le sac d’Alaric 1er en 410 précipita la chute de Rome qui fut pillée de fond en comble sous la conduite de ce chef wisigoth qui, enhardi par son audace et sa réussite, envahit le sud de la France, chassant les Vandales et les Suèves. Il tenta même un assaut contre Marseille en 414 mais ne parvint pas à pénétrer dans la cité. La Rome wisigothique les installa en tant que fédérés dans la Septimanie – entendez le Languedoc et le Roussillon – et en Espagne.
Comme l’explique fort bien Jean Guyon, historien et archéologue, membre de l’Académie de Marseille, les Burgondes dont le roi était Gondebaud dominaient la région lyonnaise, le Dauphiné et la Savoie. Ils traitèrent en 472 avec Alaric II pour la possession de Marseille et de la Basse-Provence, où ils entrèrent en 474. Puis les Ostrogoths pénétrèrent à leur tour en Provence : leur roi, Théodoric le Grand négocia avec les Burgondes et acquit la possession de toute cette région, y compris Marseille en 512. Théodoric nomma Marobodus gouverneur de Marseille et établit dans cette ville de vastes entrepôts de grains et de munitions.
Les événements s’enchainaient rapidement. Les Francs de Clovis qui avaient battu les Wisigoths en 507, s’avancèrent à leur tour vers la Basse-Provence. Dans ce contexte instable, soumis aux forces centrifuges, Vitigès, chef des Ostrogoths, réserva toutes ses forces contre le général byzantin Bélissaire qui occupait Rome pour le compte de l’empereur d’Orient Justinien. Courageux mais pas téméraire, Vitigès traita avec eux et leur céda toute la Provence avec Marseille en 536. « Pendant toute cette période, dit Jean Guyon, Marseille avait maintenu sa prospérité commerciale, et relativement son indépendance culturelle. Au milieu du VIe siècle, Marseille intégra le monde Franc et l’emprise de la chrétienté s’affermit. »
Effectivement, la Provence fut cédée en 536 aux Francs de Thibert 1er. Marseille déclassa Arles, jadis favorisée par Jules César. « Elle tenait la porte de la mer :
par elle et par le commerce, elle maintenait la liaison entre les royaumes barbares et ce qui subsistait au monde de civilisation », écrit l’historien Raoul Busquet.
… et Sarrasins !
On nous a appris à l’école que Charles Martel arrêta les Arabes à Poitiers en 732. Mais ce fait d’armes, fût-il mémorable, ne mit pas fin aux velléités de ceux qui, en Andalousie, eurent un jour l’idée saugrenue de prendre pied dans le sud de la France.
Quand on évoque les Sarrasins, c’est toujours la date de l’an 889 qui est mentionnée. Venant d’Espagne, une vingtaine de pirates sarrasins débarquèrent cette année-là dans le golfe de Grimaud, en catimini. Ni vus ni connus, vivant par la rapine et le meurtre, ils s’infiltrèrent subrepticement dans la forêt et, débouchant dans un village, ils massacrèrent ses habitants. Prospectant le pays en toute quiétude, Ils choisirent de s’établir au Fraxinet que certains désignent sous le nom de la Garde-Freinet.
Cet avant-poste fut rejoint par d’autres pirates qui écumaient la mer au large de Saint-Tropez. Et d’autres encore, alertés par les leurs, s’y ajoutèrent en faisant nombre… Jouissant d’une impunité totale, les Sarrasins érigèrent des châteaux et se déclarèrent bientôt maîtres du pays. Mieux : ils poussèrent leur audace jusque dans les Alpes, sans rencontrer le moindre obstacle, mais semant partout la terreur, pillant le Dauphiné, le Piémont, la Suisse, etc. « Le nombre de chrétiens qu’ils tuèrent fut si grand, dit Lieutgrand, que celui-là seul peut s’en faire une idée, qui a inscrit leurs noms dans le livre de vie. »
En écho, l’historien aixois Honoré Bouché écrit ceci en 1664 : « Les Sarrasins exerçaient partout des actes d’une inhumanité extrême, et c’est à ce temps, par tradition de père en fils, que l’on repère la démolition de tant de villes et de villages, dont on voit encore les masures en divers endroits de Provence. » Avignon, Aix, Sisteron, Fréjus, Toulon, liste non exhaustive.
Il fallut des années pour les arrêter. Trois dates à retenir : chassés du Grand-Saint-Bernard en 960, de Grenoble en 965, et définitivement de Provence, à Tourtour dans le Var, en 973.
Telle est la version la plus communément admise. En fait, les Sarrasins avaient sévi bien avant leur débarquement secret à Grimaud. Solidement implantés dans le Languedoc, c’est en 759 qu’ils décrochèrent de cette terre d’où ils menaient des raids fréquents. Des archives, il ressort que Marseille fut une des villes les plus convoitées par cette bande de pillards. Pas moins de six incursions : en 736, 739, 838, 848, 884 et 973. Dès l’alerte donnée, les Marseillais terrorisés se refugiaient dans le château Babon, sur le promontoire de Saint-Laurent, le nom Babon étant celui de l’évêque qui le construisit. La dernière attaque eut lieu en 973 : l’abbaye de Saint-Victor fut dévastée, mais le château Babon ne put être enlevé. Le réduit-forteresse reste pour la postérité le symbole de la résistance marseillaise.
Gabriel Chakra