Parmi les préoccupations de Vladimir Poutine, les zones-tampons de la Russie (« buffer zones »); l’Ukraine est l’une d’entre elles. En effet, ce pays se situe géographiquement entre la Russie et l’Europe. L’Ukraine fait partie de ce que la diplomatie russe appelle « l’étranger proche », soit une zone d’intérêt vital. Entre hier et aujourd’hui, analyse du contexte géopolitique.
Quelle est la situation ?
En 2013-2014, un conflit oppose l’Ukraine et la Russie ; il se termine par l’annexion de la Crimée (mars 2014), une occupation du Donbass (région industrielle au sud-est de l’Ukraine) par des groupes séparatistes pro-russes, et 13 000 morts.
En 2015, les accords de cessez-le-feu de Minsk fixent la « frontière » entre les forces loyalistes et les Républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk (pro-Russes). Depuis lors, des incidents armés sont régulièrement observés sur la ligne de contact.
Aujourd’hui, la tension monte à nouveau entre l’Ukraine et la Russie, en raison des velléités affichées par le président ukrainien Volodymyr Zelenski d’intégrer l’UE et l’OTAN. Pour Vladimir Poutine, sont des cas évidents de « casus belli » et de franchissements de « ligne rouge ».
La Russie « à l’offensive » ?
Selon les services de renseignements américains, européens et ukrainiens, la Russie aurait massé environ 100 000 soldats, avec équipements lourds (chars d’assaut, transports blindés de troupes, artillerie, défense antiaérienne, engins du génie, drones etc.), à la frontière sud-est de l’Ukraine, dans les régions de Voronej, Bogoutchar et Rostov-sur-le-Don (cf carte).
Les unités terrestres de Crimée et la flotte russe de la Mer Noire, basée à Sébastopol, sont également mobilisées. Pour expliquer ce déploiement « préventif », le président russe se dit « obligé » dans la mesure où, selon lui, Kiev songerait à une reconquête du Donbass où vivent 600 000 Ukrainiens avec un passeport russe. La technique de l’appel à l’aide d’une minorité au « grand frère » n’est pas nouvelle.
Les raisons de cette stratégie
La « charte de partenariat stratégique entre l’Ukraine et les États-Unis », signée début novembre 2020 par le secrétaire d’État Antony Blinken et son homologue ukrainien, définit l’objectif à long terme de l’Ukraine, celui d’une « intégration totale dans les institutions européennes et euro-atlantiques », soit l’Union Européenne et l’OTAN, a priori avant 2030. Pour Vladimir Poutine, c’est la ligne rouge à ne pas dépasser.
Ce partenariat devient donc la raison principale de cette stratégie, et, par conséquent, le fait que l’OTAN menacerait la sécurité de la Russie. Ce que veut Vladimir Poutine, c’est freiner l’expansion de l’OTAN vers l’Est, donc son « étranger proche ». Il entend que l’Ukraine ne fasse jamais partie de l’OTAN, qu’aucune aide militaire étrangère ne soit déployée sur son sol et il demande des garanties écrites en ce sens, rapidement. C’est, clairement, un ultimatum.
Il peut aussi y avoir des raisons historiques sous-jacentes qui font que le président russe (qui rêve d’un retour du grand empire des Romanov, et de restaurer le pouvoir et le prestige de la Russie) ne peut se résoudre à accepter une Ukraine indépendante. N’oublions pas que la Rusʹ de Kiev (l’Etat de Kiev) est la plus ancienne entité politique commune à l’histoire des trois États slaves orientaux modernes : Biélorussie, Russie et Ukraine. L’attachement de Poutine à l’histoire de son pays est extrêmement marqué, et l’Ukraine fait partie intégrante de l’identité russe.
Les répliques américaines et européennes
Le 7 décembre 2021 a eu lieu une visio-conférence entre Vladimir Poutine et Joe Biden. Ce dernier a fait état de sanctions économiques en cas d’invasion : couper la Russie de la messagerie « SWIFT » (un système de paiement international utilisé par les banques du monde entier), utiliser le gazoduc Nord Stream II, par lequel la Russie veut fournir l’Europe en gaz naturel, comme « levier » de dissuasion (ce gazoduc doit traverser l’Allemagne) etc. Il s’agit donc de montrer à la Russie qu’il y a des limites à ne pas franchir.
Le patron de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a rappelé que Moscou n’avait pas le « droit d’interférer dans le processus » d’une éventuelle adhésion de l’Ukraine, ce qui est, d’ailleurs, très improbable dans l’état actuel des choses.
Quelle suite ?
Vladimir Poutine dément tout projet d’invasion et assure « ne menacer personne », mais techniquement, la Russie est prête : des troupes restent en position, les moyens lourds ont été acheminés tout près de la frontière ukrainienne.
Dans tous les cas de figure, Vladimir Poutine est le « Maître des horloges ». Il l’a d’ailleurs démontré le 25 décembre dernier en retirant environ 10 000 soldats de sud de la Russie « suite à la fin de manœuvres ». Il faut maintenant attendre les négociations de janvier 2022.
En effet, l’activité diplomatique va s’intensifier en ce début d’année. Le 10 janvier se tiendra une rencontre entre les Etats-Unis et la Russie à Genève. Les deux pays seront représentés par deux négociateurs, Jake Sullivan et Iouri Ouchakov ; les présidents seront absents, ce qui peut signifier que les négociations vont durer.
Le 12 janvier aura lieu une rencontre entre la Russie et l’OTAN. Pour Vladimir Poutine, il s’agit de repenser l’ordre européen bâti au cours des années 1980 et 1990 et d’écarter l’OTAN d’une sphère d’influence russe.
Le 13 janvier, la Russie rencontrera l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). Compte-tenu de ces derniers développements, on peut imaginer trois scénarios :
- La Russie maintient la pression en conservant des troupes en alerte à la frontière russo-ukrainienne et attend l’issue des négociations de janvier. C’est le scénario le plus vraisemblable.
- La Russie n’obtient pas les garanties demandées ou juge les concessions insuffisantes de la part des Américains et de l’OTAN. L’armée russe n’intervient pas directement mais appuie les groupes séparatistes pro-russes du Donbass qui multiplient alors les incidents, provoquant ainsi l’armée ukrainienne. La question est de savoir jusqu’où le rapport de forces peut monter.
- Les négociation de janvier échouent totalement et l’armée russe engage des opérations militaires en justifiant l’incursion dans le Donbass par le refus des Américains et de l’OTAN de transiger sur les garanties demandées. Le conflit peut éventuellement s’étendre aux ports de Marioupol et Odessa. Dans ce cas, les Etats-Unis interviendraint-ils militairement ? Quelle serait la position de l’OTAN ?
Une stratégie à long terme ?
On peut également se demander si ce déploiement de forces russes pourrait être une sorte de test pour évaluer les réactions des Etats-Unis, de l’OTAN et de l’UE. Dans ce cas, cela pourrait représenter les prémices d’un plan de plus grande envergure.
Il est intéressant de jeter un œil aux autres zones-tampons :
- Le président de la Biélorussie, Alexandre Lukhatchenko, prend ses ordres à Moscou. On l’a bien vu lors de la crise des migrants à la frontière polonaise.
- Les pays baltes, Lettonie, Estonie et Lituanie, représentent une zone très sensible que Poutine surveille attentivement. Ces trois pays sont d’anciennes républiques soviétiques où il existe une certaine influence russe (minorités russes en Lettonie : 27%, Estonie : 25%, Lituanie : 7%). Mais ces trois Etats appartiennent à l’UE et à l’OTAN, donc, en cas d’invasion, il y a la possibilité de déclencher l’article 5 du traité de Washington qui établit le principe de défense collective.
- La Moldavie, située entre l’Ukraine et la Roumanie, ancienne possession soviétique, dont le gouvernement remet en cause les « liens historiques » avec la Russie en espérant un soutien occidental.
- Dans ce contexte géopolitique sensible, il ne faut pas oublier Kaliningrad, qui est un territoire russe (oblast) situé au cœur de l’Europe du Nord, et qui est une base militaire importante, pouvant éventuellement intervenir en soutien d’une action vers les pays baltes et l’Ukraine.
Le 25 décembre, Vladimir Poutine a jugé que les Européens et les Américains avaient fait « un premier pas ». Le président russe dicte son calendrier et les réunions de ce mois-ci devraient permettre de voir plus clair dans les intentions des Etats impliqués dans cette confrontation.
Alain BOGE
Alain Bogé est spécialisé en Géopolitique, Relations Internationales et Commerce International. Il a notamment enseigné à l’Université Lyon 3 (IAE), à la Delhi University-Inde (School of Economics), à l’IESEG School of Management Lille-Paris. Il donne actuellement des cours à la Czech University of Life Sciences-Dpt Economy-Prague, à la Burgundy School of Business (BSB)-Dijon et à la European Business School (EBS)-Paris.