J’ai rencontré Jacques Strilli pour la première fois à la fin des années 90 à Carpentras. Il comparaissait devant la Cour d’assises de Vaucluse pour la 5ème ou 6ème fois pour y répondre d’un énième vol à main armée dirigée contre une agence bancaire du centre d’Avignon. Lui était dans le box des accusés et moi j’étais assis sur le banc de la presse où j’étais chargé d’assurer les comptes rendus d’audiences pour le Dauphiné-Libéré.
Ce jour-là, on sentait bien que Strilli craignait les effets néfastes de ses multiples récidives, mais il n’a pas cherché à nier les faits. Au contraire, il a confié au président qu’il avait commis ce nouveau braquage pour procurer des ressources à sa fille qui était à la rue. Cette confidence m’a touché d’autant plus qu’il était dans un piteux état de santé et son bras était lié aux fils d’un appareil de perfusion. Dès lors, je n’ai plus considéré cet homme comme un braqueur invétéré mais comme un père attentif aux besoins de sa fille. Les jurés, compatissants eux aussi, ne lui ont infligé qu’une peine minimale.
Naturellement, mon double compte-rendu était empreint d’une certaine miséricorde et Strilli m’en a toujours su gré. Il n’a jamais cessé de me rappeler au téléphone, au gré de ses entrées et sorties de prison, comme si j’étais son bienfaiteur. Voilà pourquoi il m’a sollicité une dernière fois depuis sa retraite lyonnaise et je l’ai aidé à rédiger ce message qu’il adresse pour la dernière fois à ses amis Marseillais. Salut Jacques, je t’aimais bien !
José D’Arrigo
Je m’appelle Strilli. Jacques Strilli. Je suis né au mauvais endroit au mauvais moment. J’ai soixante-dix-neuf ans aujourd’hui. J’ai passé les trois quarts de ma vie en prison. J’ai multiplié les braquages de banques mais je n’ai pas une goutte de sang sur les mains. J’ai toujours respecté la police. Je n’ai jamais blessé ni tué personne. C’est ma fierté d’ancien truand.
Oui, j’ai toujours été un marginal et je l’assume. Je ne cherche pas d’excuse bidon à mon parcours criminel mais mon enfance a été saccagée. J’ai été abandonné à la naissance et ceux qui se sont occupés de mon éducation ont abusé de moi. J’en pleure encore la nuit. A soixante-dix-neuf ans ! Je n’ai côtoyé que la misère. Une misère crasse dans les quartiers nord. Mes géniteurs m’ont abandonné bébé dans une cage d’escaliers dans le quartier de Saint-Gabriel à Marseille et à partir de là je n’ai connu que des galères. J’ai erré d’échec en échec, de foyer en foyer. Le peu que j’ai appris dans la vie, c’est dans la rue que je l’ai appris.
Je me suis rebellé très vite contre l’injustice. Je suis devenu un révolté, un écorché vif, un enragé. Je cognais. Je gueulais. J’étais intenable. Strilli c’était quelqu’un dans le milieu. J’ai évidemment très vite déraillé et j’ai fait mes classes de braqueur dans le milieu marseillais. J’ai connu tous les cadors mais je suis resté assez indépendant. Je n’acceptais la tutelle de personne.
Le vol est devenu ma seconde nature. D’abord accompagné par des amis, puis en solo. Le braquage, c’est ma marque de fabrique. J’ai été arrêté maintes fois par la police et j’ai toujours levé les bras. Pas question pour moi de m’engatser avec un flic. Ils font leur métier. J’ai fait le mien : dépouilleur de banques…
J’ai comparu devant plusieurs cours d’assises pour y répondre de ce que les magistrats appellent des « vols à main armée ». Les braqueurs sont l’élite de la pègre mais ils ont une très mauvaise réputation dans le public et les jurés ne m’ont pas épargné. J’ai passé plus de trente ans en prison. Mais je n’ai jamais dénoncé un ami et j’ai toujours respecté les règles en vigueur dans le milieu, ce qui me permet d’être toujours en vie.
Je n’ai jamais appartenu à aucun clan. Tout le monde sait que j’ai été proche de certains caïds mais je ne me suis jamais mêlé de leurs querelles tant et si bien que personne n’est jamais venu me chercher des noises. Voilà. J’ai soixante-dix-neuf ans et je suis toujours un rebelle, un homme qui n’a pas eu d’enfance et qu’on a trimballé comme un paquet de linge sale de foyer en foyer. Alors, oui, je me suis jeté à corps perdu dans la délinquance. J’ai fait des centaines de braquages. Il m’est arrivé d’en commettre cinq ou six par jour !
Il est vrai que dans ma jeunesse les banques ne disposaient d’aucun sas d’entrée et qu’elles n’étaient protégées par aucun vigile. On y entrait comme dans un moulin : c’était un jeu d’enfant pour moi de faire irruption encagoulé dans l’établissement et de braquer le personnel. Je prenais un malin plaisir à les dévaliser. Si seulement j’avais investi le quart de ce que j’ai pu rafler, je serais milliardaire aujourd’hui…
En réalité, je n’ai plus un radis, j’ai tout dilapidé, tout gaspillé. Aujourd’hui, je souhaite simplement dire adieu par votre intermédiaire à tous mes amis de Marseille. Je suis atteint d’un double cancer et mes jours sont comptés.
Sachez, mes amis, que j’ai toujours respecté les règles, je suis resté fidèle à ma parole et je n’ai jamais balancé personne malgré toutes les torgnoles que j’ai pu recevoir et les plans foireux de certains juges. Le désespoir m’a conduit à une vie d’éternel bâtard, quelqu’un qu’on met sur la touche sans écouter ce qu’il a à dire. Un pestiféré, un moins que rien.
Je ne pouvais pas ne pas devenir un marginal et sombrer dans le grand banditisme. En prison, j’ai rencontré des détenus formidables et de véritables ordures. Il m’est arrivé de nouer des liens d’amitié avec des directeurs de prison qui comptaient sur mon influence pour éviter des mutineries. Dans ma vie de reclus forcé, j’en ai vu des vertes et des pas mûres.
Ce n’est que sur le tard que j’ai rencontré des juges compréhensifs qui ne s’en tenaient pas à la lettre de la loi et me traitaient comme une personne à part entière et non comme un rebut de la société. Oui, merci à vous braves gens, humbles parmi les humbles, qui ont daigné m’écouter quelques instants, vous m’avez réconcilié avec l’humanité au moment où je n’y croyais plus.
Merci à vous aussi amis Marseillais qui ne m’ont jamais laissé tomber en dépit des embûches que vous avez pu rencontrer, vous aussi. Je vais bientôt partir et je voudrais vous apporter mon dernier salut, mon ultime hommage. Je voudrais aussi avant de m’en aller demander pardon à tous les caissiers ou caissières que j’ai pu terroriser en les menaçant d’une arme à feu.
Je me rends compte à présent que je me vengeais inconsciemment d’une enfance sabotée et d’une jeunesse volée. Pardon à ceux que j’ai pu décevoir dans la vie chaotique qui a été la mienne. Marseille m’a donné la force de résister. De résister à tout. Merci Marseille. Merci Joëlle. J’emporte avec moi ma révolte, je sais qu’elle ne me quittera jamais. Sur ma tombe, je ne veux ni fleurs ni couronnes. Juste un nom. C’est tout ce qui me reste. Strilli. Jacques Strilli.