Les événements parfois nous dépassent et les mots n’ont plus guère de sens. On s’aperçoit alors que seul le silence est grand. Tapie est mort. Tapie le vaillant, Tapie le battant, Tapie le guerrier, Tapie l’immortel, est mort. La nouvelle est incroyable. Inimaginable. Comme si nous avions longtemps espéré qu’il gagnerait cette dernière bataille parce qu’à nos yeux il ne pouvait pas la perdre.
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On sent mieux qu’avec lui c’est une partie de la France du XXème siècle qui disparaît en même temps : celle des aventuriers, des meneurs d’hommes, des entrepreneurs qui s’imposent toujours de nouveaux challenges et ne s’avouent jamais battus.
Dans l’inconscient collectif, le 3 octobre (1978), c’était la date du massacre de la Saint-Gérard à Marseille : un règlement de comptes qui s’est soldé par dix morts au bar du Téléphone au Canet. Désormais, le 3 octobre restera à jamais la date, à la fois attendue et inattendue, du décès de l’impérissable Bernard Tapie.
Tapie, comme Belmondo, était un cascadeur. Un cascadeur séduisant dans les affaires où il se comportait comme un chien truffier à l’affût d’une marque en perdition. Un cascadeur dans le sport. Il a tâté de la Formule 3 et s’est retrouvé les quatre fers en l’air dans un platane alors qu’il roulait à tombeau ouvert. Il a tenté sa chance dans le cyclisme avec « La Vie Claire » et Bernard Hinault. Succès total.
Mais Tapie est très éclectique. Grâce à l’entremise de Edmonde Charles-Roux et à la complicité du maire de Marseille Gaston Defferre qui « incite » en 1986 deux de ses journalistes à éreinter durant un mois dans la presse le président de l’OM Jean Carrieu, lequel n’avait nullement démérité, Bernard Tapie devient président de l’OM et fera du club marseillais le premier club français champion d’Europe en mai 1993 à Munich. Succès total. Sauf qu’entre-temps l’infortuné Jean Carrieu s’est suicidé, poussé à bout par la campagne de dénigrement dont il faisait l’objet.
La boulimie de records était telle chez Tapie qu’il a même réussi à battre le record de la traversée de l’Atlantique alors que les conditions météo étaient exécrables. En revanche, l’homme d’affaires a échoué en politique, même s’il a été député et ministre de la ville, car sa véritable ambition était de devenir maire de Marseille. Il aurait pu, il aurait dû y parvenir avec le soutien total du petit peuple de Marseille, mais le chemin de la mairie est jalonné de chausse-trappes.
Pourquoi une telle frénésie ? Faim de revanche sociale, lui qui n’a connu sa première vraie salle de bains qu’à l’âge de dix-sept ans ? Sans doute.
Mais on a du mal à comprendre comment cet homme a pu être un vendeur de téléviseurs hors pair, puis tenter de devenir un crooner en imitant son idole Sacha Distel, mais ses disques n’ont jamais pu passer la rampe. Il est vrai que Tapie avait un don de persuasion hors du commun. S’il avait rencontré le Pape François, il l’aurait convaincu en cinq minutes de jouer la trilogie de Pagnol…Tapie était bluffant parce que c’était le roi du bluff. Il osait tout, tentait tout, voulait tout. Il était très éclectique. Il passait d’une passion à l’autre. Il rebondissait toujours. Qui peut se targuer d’avoir été tour à tour chanteur, vendeur, animateur de télévision, acteur de théâtre et de cinéma, homme d’affaires, ministre, président d’un club cycliste et d’un club de foot, PDG d’un quotidien marseillais, et j’en passe ? Personne.
Tapie ne ressemblait à personne. Sa gouaille et son don de la provocation permanente le rendaient souvent très clivant. On l’aimait ou on le détestait mais il ne laissait personne indifférent. Sa soif de reconnaissance était telle qu’il était capable de passer sans vergogne du coq à l’âne et de « mentir de bonne foi ». Comme à Valenciennes. Ou le soir de la main de Vata au Portugal. Oui, Tapie a franchi la ligne jaune maintes fois. Mais son bagout était si convaincant, et son éternel petit sourire de connivence lui donnait un air de filou si sympathique que nul n’aurait pu le ranger parmi les criminels.
Ce qui m’a toujours épaté chez lui, c’est sa capacité sidérante à empapahouter n’importe qui n’importe quand. Y compris les requins de la finance…
La vie était pour lui un champ de bataille. Un ring. Un affrontement. Sa qualité majeure, à mon avis, c’était l’intuition immédiate de la personne qu’il avait en face de lui et la perception de la meilleure manière de la circonvenir. Tapie était un gueulard conscient de ses propres roueries, au point parfois de s’en amuser lui-même.
C’était aussi un croyant fervent et un catholique pratiquant. Lorsqu’il s’est retrouvé en prison aux Baumettes, chaque soir à dix-huit heures il appelait sa femme Dominique au téléphone et tous deux s’allongeaient à distance sur leur lit et priaient ensemble en se souvenant de l’Evangile de Jésus-Christ selon saint Marc : « Avec la côte qu’il avait prise à l’homme, Dieu façonna une femme. Grâce à elle, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme et tous deux ne feront qu’un…. »
Cet amour inconditionnel pour sa famille est aussi un des secrets de la réussite de Tapie. Il s’est éteint doucement, rue des Saints Pères, un nom qui finalement lui allait bien, entouré des siens. Ce lien familial très fort lui a permis de tenir le coup durant quatre ans et de repousser toujours plus les limites de la résistance humaine face à la maladie.
On le prenait parfois pour un surhomme en raison de sa phénoménale énergie et de son charisme d’acier. En fait, il n’était qu’un homme avec ses fragilités et ses faiblesses. Voici la teneur du dernier message que je lui ai envoyé :
« Salut Bernard, j’ai assisté à des dizaines d’interviews de vous durant votre carrière et elles n’étaient pas toutes convaincantes. Mais celle que vous avez accordée à TF 1 pour évoquer le cancer restera gravée dans ma mémoire car c’est la plus aboutie, la plus digne, la plus sincère et la plus bouleversante. Bernard, vous êtes devenu au fil du temps un homme exemplaire pour l’humanité tout entière et j’ai plaisir à saluer votre courage, votre force, votre foi et votre pugnacité pour lutter contre le cancer. Je puis vous assurer que toute la France est admirative devant votre abnégation et votre humilité et qu’elle prie à l’unisson pour votre guérison. Si un jour, hélas, vous deviez partir, je suis sûr à présent que Dieu exaucera votre souhait ultime. Cordialement. José »
Et voici sa réponse : « Bonjour José, venant de vous ce message me touche énormément !! Un jour peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir ? En toute amitié, Bernard ».
Voilà. Ce jour ne viendra pas. Je le regrette infiniment. Le Méridional présente ses condoléances les plus sincères à la famille de Bernard Tapie et à toutes les personnes touchées par ce deuil. Le Méridional forme le vœu avec un grand nombre de Marseillais que « l’Orange-Vélodrome », qui n’est ni orange ni vélodrome, soit rebaptisé en stade Bernard Tapie dès le 17 octobre pour la venue du FC. Lorient.
José D’Arrigo, rédacteur en chef du Méridional