Société – Philippe Roux, le shérif des Canadairs

Est-ce que vous connaissez la musique d’ascenseur ? Il s’agit du cliquetis produit par l’ouverture et la fermeture des portes d’un ascenseur sur le seuil de votre appartement. Vous en prenez tellement l’habitude que vous n’y faites même plus attention. Le « bruit » qui émane de votre téléviseur est quasiment identique lorsque de prétendus « experts » défilent sur votre petit écran pour vous expliquer ce que vous êtes censés devoir penser pour être admis dans la bonne société. Votre ouïe est tellement habituée aux sornettes et au bourrage de crâne que vous écoutez distraitement et lorsque, soudain, un homme parle vrai, un homme dit vrai, vous tendez l’oreille et vous vous précipitez pour savourer des propos francs et sincères qui vous paraissent…inouïs !

Eh bien, le capitaine de corvette Philippe Roux, commandant de bord de Canadair, n’a pas eu besoin de préciser qu’il était un spécialiste de la sécurité civile, un pilote d’expérience et un fin connaisseur de la lutte aérienne contre les feux de forêts, il n’en a pas eu besoin car les
nombreux auditeurs de sa visioconférence du samedi 1 er juillet dernier, sur « les moyens aériens employés dans la lutte contre les incendies » ont été passionnés par l’intensité de ses propos, leur rigueur professionnelle et leur totale sincérité. Voilà un homme qui sait ce qu’il dit parce qu’il a passé des centaines d’heures à bord d’un « fer à repasser » (Canadair) pour « taper » contre les incendies. Et zéro minute dans les médias pour s’en glorifier…

Le capitaine de corvette Philippe Roux ; Source LinkeDin

« La plus grande sagesse de l’homme consiste à savoir ce qu’il dit », prophétisait Socrate. Tel est le cas de Philippe Roux, ancien pilote de chasse, titulaire de 4000 heures de vol au service de la France et qui a effectué de nombreux appontages de jour comme de nuit sur les porte-avions Foch et Clémenceau avant d’embrasser la carrière de bombardier d’eau au sein de la sécurité civile. Depuis une vingtaine d’années, il se bat sans relâche tous les étés contre les feux de forêts qui ravagent la France et l’Europe du Sud.

Contrairement aux craintes exprimées en mars 2017, le déménagement de la base des avions de la sécurité civile de Marignane à Nîmes-Garons s’est fort bien passé. Le site de Marignane était devenu trop vétuste, les parkings y étaient trop exigus et les contraintes de sûreté pour y accéder (fouilles, contrôles incessants comme n’importe quel passager) y étaient insupportables. A Nîmes, le parking prévu pour les avions est déjà saturé et il est impossible d’envisager une augmentation de la flotte, mais on ne déplore aucun embouteillage pour l’entrée et la sortie la plus rapide possible des avions compte tenu de l’urgence des interventions. « Et puis la piste est à nous, constate le capitaine de corvette, seule la compagnie Ryanair fait décoller un appareil par jour à Nîmes, ce qui ne gêne personne. Nous disposons aussi d’un bâtiment pour abriter les pilotes, d’un amphithéâtre pour les conférences et les briefings et nous sommes en liaison constante avec le ministère de l’Intérieur ».

Depuis les années 60 où les premiers Canadair larguaient des tonnes d’eau sur les feux au petit bonheur la chance, les choses ont bien changé : la coordination air-sol entre les pilotes et les sapeurs-pompiers est quasiment permanente et parfaite, la France étant devenue un exemple dans le monde. Les missions de reconnaissance en hélicoptères affrétés par les collectivités locales permettent aux responsables de la sécurité civile et aux pompiers de jauger au plus juste la balance des moyens qui doit être mise en œuvre pour juguler les feux.

« Nous n’avons pas assez d’avions pour lutter contre tous les feux en même temps » 

confirme Philippe Roux et…il faut donc parfois faire des choix cornéliens entre tel ou tel engagement de moyens aériens sur tel ou tel sinistre.

L’an dernier a été une saison exceptionnelle : 8000 heures de vol pour les 12 Canadair, les 8 Dash et les 3 petits Beechcraft, des feux importants partout, plus de 13 000 écopages… « Les feux s’étendent sur tout le territoire mais nos tactiques et notre stratégie globale de lutte s’améliorent d’année en année et nous connaissons moins de saisons catastrophiques », relativise Philippe Roux. L’ennui, c’est que la construction de cette flotte de Canadair extrêmement efficace et que le monde entier nous envie date de 1995 et qu’il faudrait donc songer à son remplacement. Or, le Canadair est un avion amphibie très cher : le Maroc s’est fait récemment livrer neuf appareils à 40 millions d’euros pièce ! C’est la société De Havilland au Canada qui a pris le relais de Bombardier et il faut compter plusieurs années entre la commande et la livraison.

Chaque Canadair largue six tonnes d’eau sur les feux et il fonctionne en noria de quatre appareils toutes les vingt quatre minutes. L’inconvénient du Canadair c’est qu’il ne fait que du feu de forêt. L’hiver, il ne sert à rien. En outre, sa maintenance est délicate car il écope le plus souvent de l’eau salée et le sel encrasse les pièces qu’il faut maintenir aux normes civiles. Le commandant de bord est assisté d’un co-pilote susceptible d’intervenir à tout moment en cas de défaillance du pilote.

Avions Canadairs

Les Dash, eux, sont d’anciens avions de ligne qui ne sont pas conçus pour évoluer dans le relief ni dans un ciel obnubilé par les panaches de fumée. Ils larguent dix tonnes de produit retardant sur les incendies et sont donc extrêmement efficaces en dépit d’un rayon de virage plus restreint que celui des Canadair et d’un facteur de charge plus compliqué. Les rotations de Dash sur un feu naissant ont lieu toutes les trente minutes et permettent souvent de retarder sa progression. L’avantage avec le Dash, c’est que l’hiver il peut être reconverti en avion de transport en ôtant sa verrue de dix tonnes sous la carlingue. Il peut servir, utilement, par exemple, à certaines reconduites à la frontière de certains OQTF récalcitrants…

Modèle d’avion Dash

Les trois petits Beechcraft sont des appareils assez rapides, très maniables, qui effectuent des missions de reconnaissance avec un officier
des sapeurs-pompiers à bord qui proposera le choix de tel ou tel moyen à adopter sur tel ou tel feu, en coordination avec les pompiers au sol. Le « Beech » devient à haute altitude le « shérif du feu », celui qui va ordonner les actions les plus appropriées et déterminer les choix
tactiques de lutte en gérant au mieux les moyens potentiels avec le commandant des opérations de secours.

Modèle de Beechcraft

Il faut aussi tabler sur l’effectif disponible des 90 pilotes de la base. Paris contrôle tout le processus de mise en œuvre des moyens de bout en bout. La sécurité des avions et des pilotes est le leitmotiv de la base aérienne en raison des risques encourus. Un service, peu connu du public, permet d’extrapoler toutes les données de vol enregistrées sur Canadair pour les passer au crible chaque semaine et analyser (anonymement) d’éventuelles dérives de trajectoires, d’altitude, ou de largages. Ce retour d’expérience est très utile car il permet de ne pas faire deux fois les mêmes erreurs.

La base dispose de dix-neuf pélicandromes dans le sud de la France pour le ravitaillement des avions en produit retardant ou en eau.

« Notre stratégie est la plus aboutie en Europe »

insiste Philippe Roux qui a lui-même donné des conférences aux Etats-Unis pour initier les Américains aux techniques françaises de lutte aérienne. Ce qui a changé depuis 2020, c’est l’engagement des moyens aériens sur les départements du nord de la France, désormais touchés eux aussi par une sécheresse durable. Le pré-positionnement de camions de pompiers à chaque carrefour sensible pour parvenir le plus vite possible sur zone est aussi une technique qui porte ses fruits. L’essentiel, c’est la stratégie mise au point par Charles Pasqua du guet aérien armé pour juguler dans l’œuf tout feu naissant et empêcher son développement. Cette disposition a permis de faire baisser
les surfaces brûlées de 46 000 hectares par an à 10 700 !

En fait, Philippe Roux estime que la qualité première d’un combattant du feu, c’est l’anticipation. Et il a diablement raison si l’on recense les
« champignons atomiques », c’est-à-dire les gros incendies qui ont dévasté notre région, souvent en raison d’un certain retard dans l’attaque massive et la force de frappe aérienne. « Dans certains cas d’incendies attisés par un vent violent, on ne peut que guider un feu, le contenir, mais pas le circonscrire ni le maîtriser, explique Philippe Roux, on matraque le feu à fond pendant le jour et on épaule au mieux les pompiers au sol par nos largages d’appui avant la nuit ».

Une nouveauté peu connue : celle des « boules optroniques » qui équipent les avions et renvoient des images du feu, sorte d’œil aérien qui
permet une meilleure expertise du feu grâce à une investigation directe et donc d’envisager les actions susceptibles de l’endiguer. La crainte des pilotes, c’est aussi l’usage intempestif de drones par des curieux ou des touristes qui peuvent endommager les avions d’intervention. Les pompiers, eux, savent pertinemment qu’il ne faut jamais utiliser un drone lorsqu’un avion intervient sur un feu.

Modèles de boules optroniques

Chaque pilote de Canadair est contraint de cesser son travail après huit heures de vol et (théoriquement) 60 largages. Il ne doit pas excéder vingt heures de vol sur trois jours, trente-cinq heures sur sept jours et quatre-vingts heures sur trente jours. La flotte est surdimensionnée sur les saisons de basse intensité et sous-dimensionnée sur les grosses saisons. Les deux gros problèmes de l’avenir sont d’abord le remplacement de la flotte « nous n’avons aucune visibilité sur ce chapitre », dit Philippe Roux et celui des pilotes dont le recrutement est très difficile avec des candidats qui ne parlent plus de passion du vol ni de service désintéressé pour la France mais de congés, de rémunérations et de temps de travail. Ils préfèrent partir voler sur Air-France ou devenir formateurs à l’étranger, ces postes leur rapportent bien davantage, même si un effort louable sur les salaires des pilotes a été récemment consenti.

Le lieutenant-colonel Constantin Lianos, président de l’association nationale des anciens combattants et amis de la Légion Etrangère, qui a
travaillé de nombreuses années aux côtés de Philippe Roux dans l’état-major de lutte contre les incendies, a déploré ces fuites à l’étranger par manque de reconnaissance. Il a également abondé dans le sens de Pierre Godicheau, ancien ponte de Bercy, qui mettait en exergue l’absence de péréquation des moyens entre les divers pays européens pourtant soumis aux mêmes périls. Bref, l’Europe des feux n’existe pas.

Cette conférence magistrale de Philippe Roux, un homme qui fait honneur à sa mission et à la France, a permis à des centaines d’auditeurs
dans le monde de s’informer en direct sur la réalité de la lutte contre les feux, mais surtout d’écouter un propos d’expert dont le son cristallin avait la saveur inaltérable de la vérité.

José D’Arrigo – Rédacteur en Chef du « Méridional »