Serge Barcellini (Contrôleur général des armées en 2ème section) est président général du Souvenir français depuis six ans. Sa carrière est indissociable des politiques de mémoire (il a notamment été directeur de cabinet de plusieurs ministres des Anciens combattants et a créé la direction de la mémoire au Ministère des Armées.)
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Le Souvenir français, fondé en 1887, est la plus importante association mémorielle en France, avec environ 90 000 adhérents et 1 600 comités locaux. Il s’attache à trois missions : la sauvegarde du patrimoine comme les tombes, stèles et monuments liés à la guerre ; le maintien de la vie commémorative, en particulier locale ; enfin, la transmission de l’histoire, sa principale activité aujourd’hui.
C’est autour de cette question de la transmission de la mémoire que nous avons voulu interviewer Serge Barcellini. Si les Français connaissent les grandes dates des guerres du XXème siècle, peu pourraient situer un conflit comme celui du Tchad, où l’armée française a été engagée entre 1969 et 1972. L’anniversaire de la fin de ce conflit est célébré cette année.
Le Méridional : Serge Barcellini, il y a 50 ans, l’armée française intervenait au Tchad pour une contre-insurrection. Pouvez-vous rappeler le contexte de cette opération ? Comment a-t-elle été perçue en France ?
Serge Barcellini : Il y a 50 ans s’achevait l’intervention des armées françaises au Tchad, en 1972 : la première intervention opération extérieure (OPEX) depuis la guerre d’Algérie. En 1966, dans le contexte de la décolonisation, la France ayant quitté définitivement le Tchad, immédiatement se forme une insurrection contre le gouvernement tchadien, menée par le Frolinat (Front de libération nationale du Tchad). En 1968, le gouvernement tchadien demande à la France d’intervenir d’urgence pour l’aider, ce qu’elle fait, à partir de 1969 surtout.
l’opinion française n’aurait pas accepté que des appelés se fassent tuer au tchad
Comme toutes les OPEX, on n’en parle jamais, jusqu’au moment où il y a des morts français. L’opinion publique française va commencer à se sentir émue à partir des années 70-71, lorsqu’on commence à faire revenir les cercueils. C’est une armée professionnelle – 1 600 soldats sur la totalité de la période – qui mène ces interventions. Cela va de soi aujourd’hui, mais en 1968, il y avait encore les appelés. Pour le dire clairement, l’opinion publique n’aurait pas accepté que des appelés se fassent tuer au Tchad, comme cela avait été le cas quelques années plus tôt en Algérie.
L.M : Quelle a été la particularité de cette opération ?
S.B : Cette intervention au Tchad va créer le modèle de toutes les interventions extérieures françaises suivantes : Afghanistan, Liban, Mali… Elles resteront toutes sur le modèle de celle du Tchad, ce qui implique : une décision du président de la République ; une armée professionnelle et une tentative de professionnalisation des soldats du territoire ; l’envoi d’un nombre de soldats limité.
L’intervention au tchad fonde le modèle des opex
L.M : A l’époque, le souvenir de la France coloniale est encore largement présent en Afrique. Dans quelle mesure l’intervention française au Tchad contribue-t-elle à faire renaître un sentiment anticolonialiste des populations autochtones ?
S.B : L’intervention au Tchad se fait six ans seulement après l’indépendance. Au début – et c’est le schéma classique, que nous venons d’ailleurs de vivre au Mali -, les soldats français sont acceptés comme des libérateurs. A la fin… ça se passe toujours très mal. La différence entre le Tchad et le Mali, c’est que la France est partie plus rapidement du premier territoire ; ce qui fait que la montée anti-française ne s’est pas renforcée, et l’intervention a plutôt été une réussite. Plus longtemps on reste sur place, plus remonte l’anti-colonialisme. D’autant plus aujourd’hui, où l’enseignement sur la période coloniale est très anti-français.
une mémoire familiale, locale, nationale
L.M : Estimez-vous que les soldats décédés dans le cadre de cette opération ont été oubliés de la mémoire nationale ?
S.B : Les mémoires d’un mort pour la France, c’est une rencontre entre trois éléments : une mémoire familiale ; une mémoire locale, et une mémoire nationale. Dans le cas des OPEX, le corps du combattant est inhumé dans une tombe familiale. Par là -même, on l’oublie : il entre dans la mémoire familiale, mais il y a rupture avec la mémoire nationale, et le plus souvent avec la mémoire locale. Il nous semble que ce qui se passe pour le Tchad, où 59 soldats français sont décédés, est le reflet de ce qui se passe pour toutes les OPEX.
L.M : Pensez-vous que les interventions militaires en Afrique sont vouées à l’échec ? Dans quelle mesure ont-elles participé à la stabilisation du continent africain ces dernières décennies ?
S.B : Que se serait-il passé si l’on n’était pas intervenu après la décolonisation ? De très nombreux territoires auraient été totalement déstabilisés. Pour moi, nous avons favorisé la stabilisation des Etats africains après la décolonisation.
dans les années 60-70, la france est seule à intervenir
Dans les années 1960-70, la France était seule à intervenir. De nos jours, les interventions sont de plus en plus difficiles : nous assistons à l’arrivée des Russes, des Chinois, et de certains ex-pays colonisés comme le Maroc ou l’Algérie, voire le Sénégal. La géopolitique n’est plus du tout la même.
L.M : Pourquoi est-il particulièrement important pour Le Souvenir français de rendre hommage à ces 59 soldats tués au Tchad entre 1969 et 1972 ?
S.B : Pour le Souvenir français, la mention « Mort pour la France » est le fil rouge de la mémoire nationale. Avant la République en 1870, on ne sait pas pour qui on meurt. On meurt pour son seigneur, pour le roi, sous Napoléon Ier, les soldats meurent pour l’empereur. Le concept de « Mort pour » est très compliqué à inventer. A partir des années 1870, il y a une vraie réflexion sur ce terme.
le concept de « mort pour » est très compliqué
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En 1915, le Parlement crée la mention « Mort pour la France ». C’est le fil conducteur de tout ce qui est mémoire combattante en France. Si on supprime ce concept, ce n’est plus la peine d’avoir des armées. Pour le Souvenir français, il est essentiel de transmettre la mémoire, et de conserver le concept de « Mort pour la France », depuis son origine et jusqu’à aujourd’hui, car avant les questions politiques et géopolitiques, il y a les morts.
Propos recueillis par Jeanne RIVIERE