
À Aix-en-Provence, le Caumont-Centre d’Art consacre une rétrospective inédite à Niki de Saint Phalle et son bestiaire magique. Un monde foisonnant de dragons, oiseaux et sirènes, révélé par sa petite-fille Bloum Cardenas, gardienne d’un héritage plus engagé qu’il n’y paraît.
Elle s’appelle Bloum Cardenas. Artiste et petite-fille de Niki de Saint Phalle, elle veille, au sein de la Niki Charitable Art Foundation, à transmettre l’œuvre de sa grand-mère.
À Aix-en-Provence, elle accompagne l’exposition Le Bestiaire magique en témoin directe, mais aussi en passeuse : de mémoire, de filiation, d’imaginaire.
Les animaux, dit-elle, sont omniprésents dans cette œuvre. Ils ne sont pas anecdotiques ni décoratifs, mais au contraire chargés de symboles, de blessures, et d’innocence. « Les animaux sont des victimes innocentes, réduites à des trophées de chasse. »

Et si Niki de Saint Phalle y revient sans cesse, c’est peut-être parce qu’elle-même, jeune fille, a perdu cette innocence trop tôt. « Il y a une forme d’innocence que Niki a perdue trop tôt mais préservée dans son œuvre. »
Bloum Cardenas évoque aussi ce lien sensible, presque mystique, qu’entretenait sa grand-mère avec le vivant. « Peut-être le partage de l’Eden », glisse-t-elle, comme une réponse à ce besoin constant de faire exister un monde réconcilié.
Le bestiaire de Niki ne relève pas du simple motif visuel : il agit comme un miroir, un abri, un outil de transformation.

Une rétrospective inédite
Conçue par Lucia Pesapane, l’exposition explore un thème jamais abordé dans son intégralité. L’omniprésence du vivant dans l’univers de Niki de Saint Phalle.
Présentée comme un conte initiatique, elle guide le visiteur d’un bestiaire inquiétant vers un monde réenchanté, peuplé de créatures hybrides et d’alliés lumineux. Le titre, Le Bestiaire magique, évoque un bestiaire médiéval traversé de rêves modernes.


Dans les premières salles, les figures monstrueusement colorées dominent : dragons, serpents, araignées… Le dragon incarne à la fois le mal et l’obstacle à surmonter ; le serpent, ambivalent, oscille entre chute et régénération ; l’araignée renvoie à la mère tentaculaire. Ces figures s’inscrivent dans un dialogue intérieur. Niki écrivait elle-même : « Le monstre que la jeune fille doit mater se trouve à l’intérieur d’elle-même. »

Mais le parcours ne se limite pas à cette part sombre. L’exposition révèle aussi des figures protectrices. L’oiseau, récurrent, devient symbole d’élévation.
La sirène, la licorne, la femme-serpent incarnent des puissances féminines reliées à la nature. Le corps des Nanas devient un carrefour où coexistent animalité, végétal et féminité dans une vision égalitaire du vivant.

L’art comme lieu de métamorphose
Bloum Cardenas souligne à quel point sa grand-mère s’identifiait à ces animaux. Les figures qu’elle convoque – dragons bibliques, oiseaux de feu, monstres marins ou créatures hybrides – sont autant de reflets de ses luttes intérieures. Un monde nourri par les contes, les films fantastiques, les mythologies personnelles.
« Les animaux ne se font pas la guerre. » glisse Bloum, comme une façon de désigner chez eux une forme de sagesse que l’artiste n’a cessé de convoquer.


Le film Un rêve plus long que la nuit, tourné en 1976, condense ces motifs. On y suit Camélia, double fictionnel de l’artiste, dans un monde de dragons, d’hommes-oiseaux et de sorcières. Restauré en 2024, il est projeté à Aix dans sa version complète et clôt le parcours avec poésie et rage mêlées.


Une vision totale du monde
L’exposition donne aussi à voir les projets monumentaux de Niki : le Jardin des Tarots, les aires de jeu sculpturales comme Le Golem, ou encore l’Arche de Noé de Jérusalem. Elle bâtit un art où le merveilleux devient politique, une œuvre à vivre, à traverser, à habiter.
Dans ses mosaïques monumentales comme dans ses bijoux en forme de serpent ou ses objets quotidiens, l’artiste ne dissociait jamais le geste esthétique de l’engagement vital. Elle écrivait : « Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme. » L’animal devient ici support de transmutation. Il est l’allié des réconciliations intimes et collectives.

À l’heure où les liens entre féminisme, écologie et art irriguent les débats contemporains, le regard de Bloum Cardenas sur l’œuvre de sa grand-mère résonne avec force. En exposant ces chimères, l’exposition propose une traversée de l’ombre vers la lumière, un appel à penser le monde autrement.
Et peut-être, au fond, un message à entendre : les monstres ne sont pas là pour faire peur, mais pour nous apprendre à les regarder en face.
Narjasse Kerboua
