La face cachée des impôts ou le danger de l’illusion fiscale

La fiscalité est omniprésente, mais sa réalité est souvent masquée. Au-delà des impôts visibles, une multitude de taxes indirectes échappent à notre regard. Cette « illusion fiscale », comme on l’appelle, n’affaiblit-elle pas notre contrôle démocratique sur les dépenses publiques ?

Alors que les spéculations sur le prochain budget s’intensifient, la question des impôts est au centre des débats. Certains prônent des baisses, mais nombreux sont ceux qui prévoient des hausses.

Combien paie-t-on d’impôts et prélèvements ? Au niveau national, la « pression fiscale » (comprenant les prélèvements sociaux) représente 46% du produit national. Un chiffre bien abstrait.

Chaque Français sait-il combien il paie ? Au-delà de l’impôt sur le revenu et de la taxe foncière, il y a évidemment la TVA, les cotisations, et une myriade d’autres taxes.

L’art de plumer sans faire hurler ou la stratégie fiscale

En réalité, il est bien difficile pour chacun de savoir. Et précisément, c’est peut-être un problème en démocratie. Car dissimuler aux citoyens le coût en prélèvements des dépenses publiques, c’est d’une part affaiblir leur résistance à « l’impôt » (au sens large).

C’est d’autre part mécaniquement réduire leur contrôle démocratique dans les décisions de dépenses. C’est la question de « l’illusion fiscale ».

Selon Jean-Baptiste Colbert, illustre ministre de Louis XIV, l’art de l’imposition consistait à… « plumer l’oie sans qu’elle ne crie ». Au moins, c’est clair ! Afin de rendre l’impôt moins douloureux, il faut le dissimuler. Comment ? Plusieurs stratégies s’offrent à l’État.

L’invisible coup de massue de la fiscalité indirecte

D’abord, multiplier les « petites » taxes « illisibles » et donc… indolores. En effet, plus la taxe est visible et importante, plus les contribuables sont incités à l’éviter ou à remettre en question sa légitimité et… les dépenses publiques.

Ensuite vient l’augmentation de la part de la fiscalité indirecte (sur les transactions) dans la fiscalité globale : c’est-à-dire sur les différentes transactions, par opposition à la fiscalité directe sur les revenus ou le patrimoine.

Signer un gros chèque (un impôt direct) au fisc pousse les contribuables à se demander « où va mon argent ? » et peut les inciter à demander des comptes sur les dépenses publiques. La France est championne de fiscalité indirecte.

Quand l’argent des autres finance les dépenses publiques

Et quand une majorité de ménages ne paie pas l’impôt sur le revenu « qui fait mal » (55 % d’entre eux en France), n’ont-ils finalement pas l’impression que les dépenses publiques sont payées par « l’argent des autres » ?

Leur incitation est de voter aisément en faveur de mesures entraînant une augmentation des dépenses publiques, car ils n’en voient pas le coût. Ces ménages modestes paient pourtant beaucoup d’impôts, mais indirects, donc moins visibles. Illusion fiscale là encore.

Des taxes bien cachées : l’exemple de la pompe

Combien payez-vous de taxes à la pompe ? Les hommes politiques avouent, quand un journaliste courageux les y pousse, un chiffre de 70%. C’est en réalité 70 % du prix final qui est constitué de taxes : 70 € de taxes sur 100 €. Or, la présentation est quelque peu trompeuse : 70 est plus de deux fois supérieur à 30, ce qui représente en réalité un taux de taxation de plus de 200 % !

Mais cela n’apparaît pas sur le ticket à la pompe : on n’y voit que la TVA de 20 %. La taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE) n’y figure pas.

Cette accise (au montant fixe) représente pourtant près de 70 centimes par litre de super 98, par exemple, et on paie même… la TVA dessus ! Dissimuler cette taxe fait également partie de l’illusion fiscale.

Le mille-feuilles administratif : une opacité déconcertante

Nous nous félicitons de la décentralisation, censée rapprocher la démocratie des territoires. Pourtant, le ‘mille-feuilles’ administratif et fiscal a engendré une complexité effroyable dans les flux de financement entre les différents niveaux de la décentralisation.

Le citoyen, lui, ne sait plus qui finance quoi, ni avec quel argent. Le lien entre impôt et dépense est complètement brouillé. En somme, le système est devenu illisible.

Et quand les dépenses courantes sont financées par l’endettement ? Au-delà de la question morale que cela soulève, c’est un exemple frappant d’illusion fiscale.

Les citoyens ne ressentent pas aujourd’hui le poids des dépenses actuelles, car la facture est repoussée aux générations futures. Ils ont l’impression que tout cela ne coûte rien, et en redemandent encore.

L’illusion fiscale, un danger pour la démocratie

L’illusion fiscale apparaît ainsi comme une pratique qui sape les fondements mêmes de la démocratie. Certes, le principe de non-affectation des impôts à des dépenses précises existe, et il est important d’éviter ce que certains appellent le ‘consumérisme fiscal’.

Cependant, dissimuler le coût réel des dépenses publiques découle d’une stratégie qui éloigne les citoyens des enjeux communs, et, en fin de compte, les infantilise.

Une démocratie mature doit inclure pleinement ses citoyens dans la réflexion sur les dépenses et les prélèvements. Pour cela, la transparence est essentielle.

À l’heure où la situation financière de la France est extrêmement fragile et où des décisions difficiles doivent être prises, il est urgent de lever le voile sur l’illusion fiscale.

Par Emmanuel Martin, Economiste
à la Faculté de Droit et de Science Politique,
Aix-Marseille Université

A LIRE AUSSI