Gabriel Chakra est un esthète de l’histoire. Durant toute sa carrière de journaliste au Méridional, il n’a cessé de consulter les archives, de lire une quantité impressionnante de livres retraçant l’histoire de la fondation de Marseille, d’éplucher les rapports des archéologues et de confronter ses investigations avec celles des érudits de la cité dite « phocéenne ». Sa conclusion est extraordinaire : la ville de Marseille n’a pas été fondée il y a plus de 2600 ans par des « Phocéens » venus de Ionie en Grèce, mais par des Phéniciens !
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Gabriel Chakra, amoureux de Marseille et de la vérité historique, sait fort bien qu’en osant mettre en doute la légende de Protis et Gyptis, il risque d’être qualifié d’hérétique devant le tribunal des bien-pensants de l’histoire. Mais il n’en a cure. Sera-t-il livré au bûcher de la doxa dominante pour avoir battu en brèche une croyance enracinée depuis des siècles sur le quai de la fraternité ?
C’est probable mais ce n’est pas sûr car Chakra révèle dans son livre intitulé : « Marseille Phénicienne : chronique d’une histoire occultée » les clés de l’énigme. Il est vrai que le mythe fondateur de Marseille est magnifique : la fille du roi Nann, Gyptis, choisit le soir de ses noces d’épouser le beau Protis, commandant des marins de Phocée qui viennent de débarquer dans la calanque du port vieux. Cette légende un peu cul-cul la praline résistera-t-elle aux arguments, souvent indiscutables, de Gabriel Chakra ? Quel malotru oserait contredire un tel conte de fées ?
cinquante années d’investigations et de recherches historiques
Gabriel Chakra n’y va pas par quatre chemins. Après plus de cinquante années d’investigations et de recherches historiques, il soupçonne une coterie d’historiens philhellènes d’avoir fossilisé dans le marbre un mythe rapporté par l’historien romain Justin. Pour lui, on a mutilé l’histoire de Marseille en l’amputant d’un siècle et demi d’existence dont la réalité est prouvée par la découverte en 1845 par un maçon des vestiges d’un sanctuaire phénicien près de l’église de la vieille major.
Dès lors, Chakra va mener en conscience sa contre-enquête à la façon d’un flic de la Criminelle qui s’efforce contre vents et marées de résoudre des cold-cases, c’est-à-dire des affaires anciennes qui n’ont jamais été résolues. Sa thèse est simple : elle consiste à affirmer que Massilia a été fondée bien avant l’arrivée des Phocéens par des commerçants phéniciens qui pérégrinaient dans toute la Méditerranée pour y faire rayonner l’éclat de Carthage et y installer partout des comptoirs. Ce sont eux qui ont fondé, entre autres, Marsala (en Sicile), Cadix, Ibiza (en Espagne), Mers-El-Kébir (Algérie), et pourquoi pas Marseille ?
L’ennui, pour Chakra, c’est que les Phéniciens dont le territoire recouvrait le Liban actuel, n’étaient pas en odeur de sainteté dans le monde des érudits. Ils procédaient à des sacrifices humains en l’honneur de leur dieu « Baal » et passaient pour des barbares aux yeux de la civilisation gréco-romaine. L’idée de Chakra, voire son obsession, est que cette possible ascendance phénicienne de Marseille ait été délibérément occultée par des historiens soucieux davantage du prestige et de la bonne réputation de Massilia que de la vérité historique.
les phéniciens n’étaient pas en odeur de sainteté
En prenant ainsi à rebours tous les récits communément admis sur la fondation de Marseille, l’ancien journaliste du Méridional prend le risque d’être mis au ban de la société savante de Marseille. C’est une certitude. On entend déjà les jérémiades compatissantes et incrédules des historiens patentés de Marseille, fascinés par le mariage diversitaire de la jolie Ségobrige et du bel Apollon venu tout nu de Ionie…
La découverte récente, en 2021, d’une nécropole phénicienne vieille de 2500 ans à Osasuna, à 80 Km de Séville en Espagne, devrait toutefois faire réfléchir les « babaous » de la thèse légendaire. Les archéologues ont en effet mis au jour huit voutes funéraires creusées dans la roche et ornées d’inscriptions phéniciennes : « Ces trouvailles archéologiques ne changent pas l’histoire d’Osasuna, a commenté le maire d’Osasuna, M. Rosario Andujar, mais elles modifient ce que nous savions de l’histoire de la ville et elles pourraient constituer un tournant… »
Sans doute un édile marseillais pourrait-il en dire autant ? Il lui suffirait d’interroger les tenants de la thèse grecque grâce aux vestiges phéniciens découverts au fil du temps par des terrassiers. Peut-être pourrait-on utilement se souvenir de l’émergence de la nécropole phénicienne de « Son Real » et de ses 400 sépultures face à la mer près de Santa Margalida à Majorque ?
son apport au débat pourrait être décisif
Les prosateurs anciens n’ont jamais été capables de trancher cette énigme digne de Salomon. « On ne sort de l’ambiguïté qu’a son détriment », confiait François Mitterrand. C’est le sort inéluctable qui guette Gabriel Chakra, journaliste intègre et talentueux du Méridional dont les convictions historiques rejoignent peut-être une partie de son histoire personnelle.
Que cela plaise ou non, son apport au débat pourrait être décisif car il a toujours scrupuleusement respecté les faits et la doctrine du Méridional : « Les commentaires sont libres, les faits sont sacrés. »
« Les Phocéens se sont implantés dans la calanque mais rien n’interdit de penser que des Phéniciens y aient installé avant eux des comptoirs pour y commercer, l’un n’empêche pas l’autre », estime Jean-Noël Beverini, membre éminent de l’académie de Marseille. Pour lui, les Phéniciens étaient davantage des négociants que des bâtisseurs et leur présence à Marseille avant la naissance de Massilia est fort plausible.
où est la vérité, où est la légende ?
Ce n’est que la seconde vague de Phocéens à Marseille qui a donné lieu à l’essor de Massilia pour la bonne raison que l’empire perse avait détruit leur ville de Phocée et qu’ils ont débarqué à Marseille après être passé par Ephèse. « On ne peut donc pas prouver que la thèse phénicienne est vraie, mais nul ne peut prouver non plus qu’elle est fausse », oscille Beverini.
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Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le roi des Ségobriges, Nann, n’a jamais édifié son palais royal à Massilia mais plutôt à Martigues où il avait pris ses aises. Là, on a délibérément travesti la vérité pour enjoliver la légende. Les historiens de Marseille se dresseront vent debout contre la thèse iconoclaste de Gabriel Chakra parce qu’elle ne fera pas rêver les thuriféraires de la civilisation gréco-latine, éternels adeptes d’un mythe glorieux. Mais le livre de Chakra, précis, factuel, sans jugement péremptoire, va les contraindre à revoir leur copie car la vérité, c’est comme l’huile dans l’eau, elle finit toujours par remonter à la surface !
José D’ARRIGO, rédacteur en chef du Méridional
Gabriel Chakra, « Marseille phénicienne, chronique d’une histoire occultée », éditions Maïa. Pré-commandes ouvertes en ligne.