Vladimir Fédorovski, ancien diplomate russe de renom, écrivain à succès, possède trois passeports : russe, ukrainien et français. Il a cette particularité étonnante d’avoir un père ukrainien, officier qui s’est couvert de gloire dans l’armée ukrainienne, une mère intellectuelle russe, et il vit en France, le plus souvent à Marseille. Fédorovski, ancien conseiller de Gorbatchev, Eltsine et Poutine, est un des mieux placés pour évoquer la guerre car il n’a aucun parti pris dans le conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine.
Ses explications ne sont pas polluées par la bataille de propagande que se livrent ces deux pays et sa lecture de l’événement est forcément intéressante. Voilà pourquoi la parution de son livre intitulé : « Poutine, l’Ukraine. Les faces cachées » (Editions Balland) tombe à point nommé. Son constat principal fait froid dans le dos : « Nous vivons un des moments les plus dangereux de l’histoire de l’humanité, estime-t-il, j’ai une longue expérience des crises et je peux vous affirmer que la guerre mondiale est possible… »
Dans une salle archi-comble des « Arcenaulx » à Marseille, le diplomate a été présenté par Jean Gugliotta, président de l’union royaliste provençale. Interprète de Léonid Brejnev, lui-même d’origine ukrainienne, Fédorovski a insisté sur l’interpénétration de ces deux peuples amis et rivaux : « Brejnev était sourd, révèle-t-il, il me rappelle beaucoup Joe Biden, j’étais obligé de crier pour me faire entendre et il était ravi de converser avec moi car j’étais le seul dont il captait vraiment les propos. Puis il a fait comme Joe [Biden] : il est devenu gâteux… »
Pour lui, la situation actuelle est gravissime « car il suffit d’une petite erreur pour tout embraser. » « Je peux vous dire, ajoute-t-il, que les récents propos belliqueux de Biden ont incité les stratèges russes à mettre leur batterie nucléaire en alerte maximale. Nous sommes donc sur un volcan et seule la diplomatie pourra nous tirer d’affaire. » Lorsqu’un ministre français se répand dans les médias en plastronnant : « Nous aussi nous avons la bombe », il ne fait qu’envenimer la situation et banaliser la perspective d’une guerre nucléaire mondiale, ce qui serait une abomination.
Pour Fédorovski, les Européens ont fait une erreur de calcul en croyant que les sanctions économiques drastiques dirigées contre la Russie allait faire plier Vladimir Poutine ou entamer sa détermination : « Croire qu’on peut mettre la Russie à genoux est une pure illusion, affirme-t-il, c’est le contraire qui va se produire et la crise que va traverser l’Europe sera terrible. N’oubliez pas que le peuple russe vit dix fois mieux avec Poutine qu’avec Boris Eltsine et que Poutine incarne désormais le renouveau de la fierté nationale russe… »
Les Russes ont d’ores et déjà réorienté leur économie vers la Chine et l’Asie et ils tournent le dos à l’Europe qui aurait dû rester leur alliée naturelle « de l’Atlantique à l’Oural » comme disait le général De Gaulle en parlant de la Russie et non pas de l’union soviétique. Les USA, qui ont été très bien informés (probablement par une taupe de l’armée rouge) sur la date et l’heure de l’invasion russe en Ukraine, se trompent en revanche quand ils pensent qu’on peut se débarrasser aisément des oligarques et de Poutine pour leur substituer une marionnette du style d’Eltsine à la botte des Américains. Les avertissements des uns et des autres sur les velléités de conquêtes par la Russie des pays baltes et de la Pologne sont sans fondement sérieux et l’objectif réel de Poutine se borne à une partie de l’Ukraine : la partie tampon entre la fédération de Russie et l’Occident.
L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas fini de payer la tragique erreur diplomatique dénoncée par Alexander Zinoviev : « On a visé le communisme mais on a tiré sur la Russie ». Fédorovski, consulté par les dirigeants des deux bords, ne cesse de plaider en faveur d’un « statut de neutralité » pour l’Ukraine, c’est-à -dire un Etat « trait d’union » entre l’Europe et la fédération de Russie. Pour le diplomate, le seul moyen d’éviter que « l’Ukraine ne soit anéantie par l’armée russe », c’est de parvenir à sceller un accord entre les belligérants qui soit satisfaisant pour les deux parties et prenne vraiment en compte leurs intérêts respectifs. Cet équilibre introuvable doit impérativement être trouvé par Zélensky et Poutine, sinon c’est l’Europe qui sera le dindon de la farce avec l’effondrement probable de son système financier, victime d’une inflation galopante, et l’envol des prix du gaz, de l’essence et du blé.
« Les Occidentaux ont tort de croire que Poutine est devenu dingo ou parano, ils transposent en réalité sur lui leurs propres travers psychologiques, affirme Fédorovski, il est l’homme qui venge une trentaine d’années d’humiliations infligées à la Russie par l’Occident. Les dirigeants européens n’ont rien compris à la personnalité tourmentée de Vladimir Poutine : c’est d’abord un enfant meurtri qui a été abandonné très jeune dans les rues de Léningrad et a été formé par la pègre : il ne s’en cache pas. C’est là qu’il a appris la première règle de survie : si tu n’es pas avec moi tu es contre moi, et si tu es contre moi… »
En se frottant aux caïds de la pègre russe, Poutine a intégré une seconde règle : lorsque la bataille est inévitable, il ne faut jamais reculer, il faut s’engager à fond et aller jusqu’au bout, quel que soit le prix à payer. Une autre clé pour mieux comprendre la face cachée de Poutine, c’est le judo. Ce sport de combat lui permet d’anticiper sans bouger le mouvement de son adversaire et d’user de sa force à son profit. La troisième clé de compréhension, c’est la fourberie au sommet de l’Etat : l’homme a les réflexes de l’espion qui surveille ses ennemis et ses opposants pour les neutraliser avant qu’ils ne deviennent nocifs. La quatrième clé, c’est l’homme politique blessé par l’arrogance de l’Occident depuis la dislocation de l’Union soviétique en 1991 et son rêve de devenir, lui le minot gangster, le nouveau tsar de l’empire russe.
Les dirigeants européens, toutes tendances confondues, se trompent encore lorsqu’ils censurent les héros culturels de la Russie : Dostoïevski, Gogol, Tolstoï et même le cosmonaute Gagarine sont bannis dans le monde, les enfants russes sont confinés en Allemagne de peur de subir des représailles, bref, la seule issue est de retrouver le sens du dialogue et de respecter les symboles russes, qui s’inspirent volontiers de Napoléon et du général De Gaulle. On peut penser ce qu’on voudra de Poutine, mais cet homme est capable, si nous n’y prenons garde, de mettre l’Europe à genoux.
José D’ARRIGO, rédacteur en chef du Méridional