Quand il nous dit qu’il a des écailles à la place de la peau, on n’a pas de mal à comprendre que l’image en dit long. Mourad Kahoul est président du syndicat des marins-pêcheurs de Marseille et secrétaire général de la prudhommie. Ce n’est pas sa seule fonction, loin de là . Pourtant, il n’a jamais été à la recherche des titres, notre entretien nous le confirme.
« En un sens, je n’ai jamais choisi la pêche. C’est elle qui m’a choisi, je l’ai dans le sang. Mes parents me l’ont transmise, comme trois générations avant eux. » Fardeau ou cadeau ? Passion, voilà tout. Petit, Mourad Kahoul se rendait aux « réunions de la sardine » avec son père, alors responsable de la pêche au lamparo. Celui-ci était d’origine napolitaine, né en Algérie ; sa mère, Algérienne d’origine berbère, vers les côtes de Kabylie. A Marseille, au fil des années, le père de Mourad lui présente des personnalités du monde de la pêche engagées dans le syndicalisme. Parmi ses responsabilités passées ou actuelles, on le compte comme vice-président du Comité national des pêches (dix ans), vice-président du cercle des Nations Unies pour la pêche méditerranéenne, président de l’Association internationale de la pêche méditerranéenne (réélu pour un troisième mandat), et bien sûr donc, président du syndicat des marins-pêcheurs de Marseille et secrétaire général de la prudhommie, l’une de ses fiertés.
Aujourd’hui proche de la retraite, Mourad Kahoul l’avoue : en regardant en arrière, il sait que cet engagement d’une vie lui a coûté beaucoup : toujours à droite à gauche, à Bruxelles, à l’étranger ; un pan de santé même. Mais s’il est encore là aujourd’hui, ce n’est pas pour rien, on va le voir.
La France assise sur un tas d’or bleu
Pour Mourad Kahoul, le premier constat est sans appel : en France, les politiques ne donnent pas du tout l’importance qu’elle mérite à l’économie de la mer. « Regardez en Espagne ou en Italie : on chérit les pêcheurs, on parle d’eux régulièrement. En France, on parle peu des paysans, et encore moins des paysans de la mer ! Alors même qu’on possède le littoral européen le plus étendu ; j’ai envie de dire : « les gars, vous êtes fous ! » » Il nous livre un chiffre attristant : au cours des dix dernières années, plus de 40% de la flotte de pêche a été cassé. On comprend pourquoi la nouvelle génération doit être vue comme une richesse économique sacrée…
On lui demande si Emmanuel Macron est venu faire un tour au port ; il fait la moue : « Dites-lui qu’on veut bien lui payer le TGV pour qu’il vienne voir ce qu’on fait ici… Mais sérieusement, accorder un peu d’attention à ceux qui consacrent leur vie à nourrir les Français, c’est plutôt normal, non ? » Mourad Kahoul a d’ailleurs reçu au Vieux-Port de nombreuses « pointures », des rencontres immortalisées par des photos accrochées aux murs de son bureau : le prince Charles, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Dominique Bussereau (ancien ministre de la Pêche) et d’autres. Pas pour la gloire, pour discuter de la pêche.
L’importance essentielle de la pêche méditerranéenne
Le plus grand atout de Mourad Kahoul, c’est sa connaissance très fine du monde de la pêche méditerranéenne. Il est d’ailleurs président de la Fédération internationale des pêcheurs de Méditerranée, qui regroupe 13 pays. Un territoire partagé dont il faut prendre soin. « On a besoin de gérer cette pêche de façon responsable. Il n’y a qu’à regarder l’affaire des thoniers il y a quelques années. J’avais réussi à les convaincre de respecter des quotas. Pourquoi ? Parce qu’avec une pêche anarchique, on gâchait l’avenir de nos enfants : le prix allait baisser, la valorisation aussi, et donc nos salaires. »
Une expression qui revient souvent dans la bouche de président du syndicat, c’est celle de « pêche responsable » : « C’est une pêche où le poisson est pris à 4 heures du matin, vendu moins de 6 heures après quai des Belges. » Le patron de la prudhommie voudrait relancer la pêche « de gré à gré » sur le Vieux-Port, soit l’achat de poisson vivant. Un projet essentiel qui nécessite l’appui de la nouvelle mairie. Cette dernière pour l’instant ne semble pas spécialement avoir montré d’envie. « Que ce soit à l’Elysée ou à la mairie de Marseille, on a besoin de communication, d’échanges, de soutien. La prudhommie de Marseille est la plus vieille de France, elle a évidemment un rôle symboliquement très fort. » Il est compréhensible que des gens qui passent parfois 15 heures d’affilée sous les intempéries entendent qu’on prenne en compte leurs points de vue.
Le soutien aux jeunes du métier
Et puis, l’avenir passe évidemment par le soutien aux jeunes, et c’est surtout la transmission de son expérience que Mourad Kahoul veut assurer avant de passer la main. « Je pourrais dire que je m’en fous, que je ne m’en occupe plus. Non : Marseille m’a tout donné dans la pêche, et je veux rendre ce qu’on m’a donné à la nouvelle génération qui nous fait confiance. » La prudhommie est là pour régler les conflits de pêcheur à pêcheur, mais pour les épauler aussi. Une aide et des conseils d’autant plus précieux après les temps difficiles du covid, où beaucoup de restaurants sont demeurés fermés.
Il faut surtout leur éviter le dégoût dû aux bâtons dans les roues ; au contraire, leur donner envie de s’engager eux-mêmes. « Ce que je dis aux jeunes pour les persuader ? « Je ne vous laisse pas le choix. Si vous laissez quelqu’un qui ne connaît pas le métier vous représenter, si ce n’est pas vous qui vous prenez en main, personne ne va vous aider. Il faut que vous soyez responsables dans une structure dont vous vivez. » » A côté de ça, je veux leur faire croire à leur métier. Je leur dis aussi : « J’ai la chance de me rendre dans pas mal de pays dans le monde. Et on est bien à Marseille, on est très bien : c’est une belle ville, où le consommateur adore le poisson, alors qu’on est dans une époque de la « malbouffe. » »
Le sang bleu et blanc
Si Mourad Kahoul est reçu comme un prince dans tous les ports de Méditerranée, il n’imagine pas vivre ailleurs qu’à Marseille, dans ce nid de pêcheurs. « Je ne pourrais pas habiter ailleurs », dit celui qui passe pourtant la plus grande partie de son temps à l’étranger pour mettre en valeur la pêche marseillaise. Il se donne encore une petite année pour transmettre ses connaissances et lancer des projets qui lui tiennent à cœur : la revalorisation du port de Saumaty, les relations entre pêcheurs, consommateurs et chefs cuisiniers. « On a une ville magnifique, une région exceptionnelle : il faut profiter de cet élan ! » Sans hésiter, la pêche a une place privilégiée à occuper dans le paysage marseillais. Si vous n’en êtes pas encore convaincu, rencontrez Mourad Kahoul sur le quai des Belges. Il est le produit de l’éthique de cinq générations de pêcheurs.
Jeanne RIVIERE