Arthur Lanternier est chef de Mission au Liban pour l’association SOS Chrétiens d’Orient. Ses deux plus grandes responsabilités sont la gestion des projets au Liban et celle des volontaires basés sur le terrain. Le Méridional l’interroge sur la situation actuelle dans un pays qui nous est cher.
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Le Méridional : Arthur Lanternier, deux ans après le « soulèvement populaire » des Libanais, qui manifestaient contre la corruption des élites, qu’est-ce qui a changé ?
Arthur Lanternier : Cela fait maintenant plus de deux ans que la situation se dégrade de semaine en semaine : une instabilité politique (absence de gouvernement pendant plusieurs mois) suivie d’une instabilité économique (chute astronomique de la livre libanaise face au dollar) ont amené le pays dans la pire crise de son histoire. Au moment de la « Sawra » (révolution en arabe) la parité du taux de change face au dollar était de 1 500 LBP = 1$, aujourd’hui nous sommes à 21 000 LBP = 1$. Rendez-vous compte : pour une nation à 80% importatrice, cette dévaluation a amené le pays dans le chaos le plus total. Comme tout pays en crise économique, tout s’enchaîne : fermetures de magasins, disparition de la classe moyenne, pénuries d’essence, de médicaments, d’électricité, fermetures d’écoles incapables de continuer à fonctionner faute d’argent, violences, insécurité, tensions intercommunautaires…
Cette révolution qui avait représenté un souffle d’espoir pour le peuple libanais, s’est transformée en cauchemar pour lequel on ne voit aucune porte de sortie.
L.M : L’anniversaire de cette mobilisation n’a pas rassemblé autant de Libanais qu’on aurait pu s’y attendre. Le découragement est-il installé dans la vie quotidienne des habitants ?
A.L : En effet, la participation à l’anniversaire de la révolution n’a pas eu un grand succès. Je vois deux raisons à cela : cet événement a eu lieu trois jours après les fameux combats meurtriers de Ayn El Remmaneh le jeudi 14 octobre qui ont coûté la vie à 7 personnes. Evidemment, les Libanais ont pris peur, ont cru que cela allait recommencer trois jours plus tard et ont donc préféré rester à la maison.
La deuxième est en effet celle du découragement : les Libanais sont à bout. Cette crise est un tunnel dont on ne voit pas la sortie, ils ont l’impression qu’on continue de s’enfoncer sans aucune réaction de leurs élites. La classe politique, toujours au pouvoir, continue de donner l’impression qu’elle a abandonné le peuple.
L.M : Où en est l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth ? Quelles sont les tensions autour de ce sujet ?
A.L : L’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 qui, rappelons-le, a causé 214 morts et 6500 blessés, est de nouveau suspendue. C’est la troisième fois en 1 an.
Le juge Tarek Bitar, ayant remplacé le juge Fadi Sawa écarté en février dernier, travaille sur les investigations depuis plusieurs mois mais, comme son prédécesseur, celui-ci rencontre de très forts blocages : refus de certains ex-ministres de se présenter à la justice, menaces, blocages institutionnels…
Quatre anciens ministres, dont trois députés, ainsi que l’ancien premier ministre Hassan Diab ont refusé l’audition demandée par la justice : les trois députés ont brandi leur immunité et l’ancien premier ministre a tout simplement quitté le territoire.
C’en est trop pour les familles des victimes qui demandent que justice soit faite une bonne fois pour toute. « Nous vivons dans la culture de l’impunité », s’exclament-elles.
Le Hezbollah, de son côté, dénonce une « politisation de l’enquête » et c’est ainsi que le feu a été mis aux poudres le jeudi 14 octobre à Ayn El Remmaneh à la suite de la manifestation organisée devant le Palais de Justice par les partis Amal et Hezbollah.
L.M : Le Liban est-il à nouveau au bord de la guerre ?
A.L : C’est en tout cas ce qu’on a cru voir venir ce fameux 14 octobre 2021 : 7 morts et plus de 30 blessés en plein milieu de Beyrouth lors d’affrontements entre milices.
La situation reste floue mais les images que nous avons tous pu voir à la télévision nous ont rappelé de mauvais souvenirs, ceux de la guerre civile de 1975…
Cette enquête sur l’explosion du 4 août ainsi que la situation économique et politique ont ravivé ces vieilles tensions communautaires et c’est ainsi que nous avons pu assister à des tirs incessants, à l’arme légère mais aussi au RPG et missiles B7, entre partisans politiques chiites et chrétiens. Il est encore difficile de définir qui a provoqué de telles violences, mais les faits sont là : nous retrouvons sous nos yeux la haine et la violence qui ont animé le petit pays des Cèdres pendant de si longues années. Certains accusent les Forces Libanaises d’avoir orchestré la chose et d’avoir été les seuls provocateurs. Du côté des partisans de Samir Geagea (président des FL), les membres des partis politiques chiites Amal et Hezbollah auraient pénétré dans le quartier Ayn El Remmaneh en agressant certains habitants et en vandalisant les lieux. Nous ne saurons probablement jamais. En revanche, une chose est sûre aujourd’hui : les Libanais ont besoin de connaître la vérité sur le 4 août 2020, quel qu’en soit le prix. Comme on entend souvent dans leurs bouches : « Nous n’avons plus rien à perdre ».
L.M : Quid des prochaines élections ?
A.L : Je suis avant tout un acteur humanitaire et mon devoir est de venir en aide à la population libanaise et de rapporter ce que je vois via notre travail sur le terrain. Les témoignages sont presque tous similaires : « Notre classe politique est totalement corrompue et nous a trahis ». « « Tous, vraiment tous », était le slogan lancé lors des manifestations d’octobre 2019. Deux ans plus tard, les propos ne changent pas, le slogan reste le même mais la situation se dégrade. Les Libanais ont du mal à voir une possible sortie de crise pour l’instant, le pays a-t-il déjà touché le fond ? Tout l’espoir repose sur ces élections qui arrivent. De vraies réformes seront-elles mises en place ? Y aura-t-il une vraie volonté d’industrialiser le pays et donc ainsi de dépendre moins des produits extérieurs ? Le Liban a toutes les richesses nécessaires pour redevenir un pays prospère et stable (agriculture, tourisme, culture…), il nous suffit simplement d’avoir une réelle volonté politique. Aux représentants du peuple, les Libanais leur lancent un message : « A vous de jouer, c’est peut-être notre dernière chance ».
Propos recueillis par Jeanne RIVIERE