Ne lisez pas « Alta Rocca » le roman de Philippe Pujol, allez plutôt en Corse…
Il est rare que je renonce à lire un livre : après tout, je suis un professionnel, et je garde l’espoir de trouver une pépite, aussi petite soit-elle, dans la plus infâme daube.
Pourtant, le premier roman de Philippe Pujol, Alta Rocca, m’est tombé des mains. Plusieurs fois. J’ai dû puiser profond dans ma conscience professionnelle et mon amour de la Corse pour m’obstiner dans ce galimatias prétentieux. Je suis allé au bout, comme le catenacciu va au bout de son calvaire : avec la sensation des chaînes pesant sur mes paupières.
Pourtant, j’aime bien Philippe Pujol, natif de Paris. Il est le représentant le plus pur, en France, de ce que les Américains appellent le « gonzo journalism », dont Bill Cardoso et Hunter S. Thomson furent les pères fondateurs : un journalisme à la première personne (l’égo du rédacteur y occupe souvent plus de place que l’information), une écriture au vitriol, et un engagement politique assez fort pour excuser toutes les déformations possibles de la vérité.
Cette tendance chez Pujol au « Je » ostensible fait sourire les vrais professionnels, qui l’excusent, vu son talent pour débusquer les faits. C’est ainsi qu’il a décroché le très prestigieux Prix Albert Londres en 2014 pour son enquête sur les réseaux de trafic de drogue dans les Quartiers Nord de Marseille, enquête qui nourrit les premiers de ses livres, French deconnection et la Fabrique du monstre, dont j’avais en son temps dit tout le bien que je pensais. J’avais même interviewé l’auteur, qui à l’époque restait joignable, l’hubris ne lui ayant pas encore altéré le jugement.
Deux livres coups de poing — c’est la caractéristique du gonzo. Mais l’ultime resucée de la même source, la Chute du monstre (2019) parut du réchauffé. Qu’il n’ait pas pensé, par exemple, qu’il y avait à Marseille un problème prégnant lié à l’islamisme m’avait paru curieux.
Entre-temps, notre pourfendeur de bien-pensance (laquelle est forcément de droite, dans l’univers manichéen de l’auteur, quand nous savons pourtant que le politiquement correct est de gauche) avait pris à partie son cousin germain, suspect de ne pas être de son bord (Mon cousin le fasciste, 2017 — la maman de Philippe m’avait un jour confié tout le mal qu’elle pensait de cette offense à la solidarité familiale).
On sentait bien la tentation de la fiction dans les histoires de plus en plus fictionnalisées que racontait Pujol. Son livre sur l’avenir du système hospitalier, que je ne saurais trop conseiller (Marseille 2040), allait dans le même sens, bâtissant une dystopie grinçante, c’est-à -dire un monde utopique très sombre, en tenant compte de l’évolution des politiques de Santé.
J’ai donc acheté avec une certaine confiance Alta Rocca, présenté comme le premier vrai roman de Pujol. Je n’aurais pas dû.
On ne voit pas les scènes
En deux mots, des clans de bergers et de criminels variés s’affrontent sur les hauts plateaux du Cuscionu dans les années 1850-1870. Quelques allusions à la guerre de Crimée ou à l’incursion française au Mexique servent de repères historiques à une histoire empreinte de sauvagerie qui aurait aussi bien pu se passer il y a quatre siècles.
Les « pozzines » — ces trous d’eau, traces d’anciens lacs, qui dans quelques millions d’années deviendront de la tourbe — et les blocs de granit n’ont pas changé depuis des millénaires dans ces plateaux balayés de tempêtes. Mais enfin, si vous voulez en savoir davantage, autant vous munir d’un bon guide (celui de Gallimard est certainement le meilleur — d’ailleurs, c’est moi qui l’ai écrit) ou d’un bon bâton en escaladant l’Incudine.
Parce que c’est là que pèche le plus le roman de Pujol. Il a beau accumuler les noms de lieux, vous faire parcourir les ronciers ou allumer un feu dans une grotte, on ne voit pas les scènes.
Connaissez-vous l’hypotypose ? C’est le terme que l’on emploie pour caractériser la capacité d’un texte à vous faire voir un paysage ou une scène. En deux mots, Mérimée (que Pujol cite, et à qui il a emprunté le nom de son héros principal, Orso) donne à voir aux lecteurs de Colomba, en 1840, des paysages dont ils ignoraient tout. Et Pujol peine à faire vivre les lieux à quelqu’un qui a parcouru tous ces sites à maintes reprises.
Des personnages, nous ne connaissons pas grand-chose, sinon leur désir forcené d’en venir aux mains : chez Pujol, chaque balle tue tout de suite, le moindre coup de couteau est mortel, et on casse la tête d’un âne d’un coup de masse, en une fois (pour avoir assisté le boucher de La Porta, sur le site de Campo Morada où il avait installé son abattoir, quand j’étais encore enfant, je sais que pour assommer un bœuf, il faut une bonne dizaine de coups d’une masse de fer — Pujol aurait dû s’y frotter).
Tous des éjaculateurs précoces
Il n’y a pas que les bêtes qui sont maltraitées. « Les viols ne prirent pas longtemps et se conclurent au couteau », écrit-il. On en conclut que les bandits étaient tous des éjaculateurs précoces — une image détestable dans un roman historique corse.
Le récit, malgré les échauffourées sanglantes entre gendarmes et bandits (où Pujol a-t-il trouvé le terme de « bandites » pour désigner les femmes desdits bandits, alors qu’un journaliste qui en 1890 avait visité le célèbre Antoine Bonelli, dit Bellacoscia, dans son « palais vert» du maquis, avait décrit un troupeau de femmes maintenues par le patriarche dans un état de quasi-esclavage…), est trop mince pour nourrir 283 pages — jamais court livre ne m’a paru si long…
Alors Pujol l’agrémente d’un insert sur l’affaire des gardes corses du Vatican en 1662, ou de l’écho laissé par Pascal Paoli en Angleterre et aux Etats-Unis : à ce propos, je signale à notre néo-romancier que Rousseau et son Projet de Constitution pour la Corse furent la source commune de la « république » installée à Corte dans les années 1760 et de la Constitution américaine. Paoli était bien moins « corse » qu’homme des Lumières — et accessoirement franc-maçon, un trait qui sous-tend le texte de Pujol. Les Frères auraient-ils accueilli en leur sein un homme à l’Ego si décomplexé ?
Le pire, c’est le style, terriblement ampoulé. « Nous connaissons tous les deux la vie d’Ors’Antonu, non que nos secrètes mères nous l’aient racontée, ni même notre fantasque père lui-même — dont les secrets se noyaient sous d’épiques récits… » L’antéposition de l’adjectif, en français, marque la charge de subjectivité (par opposition à un adjectif postposé réputé objectif : ainsi comprend-on « un beau ciel bleu »). Pour ce qui est de l’affichage de la subjectivité et des métaphores ronflantes (« l’ornière de son destin » ou « le destin était une balle perdue » !), Alta Rocca y va fort.
Un dernier point. Ils n’ont plus de correcteurs, au Seuil ? « Pallier à » (p.203) n’est pas d’un français exquis. Et la troisième personne du singulier du verbe « s’enfuir » au passé simple est « il s’enfuit » — pas « il s’enfuya » (p.206).
Jean-Paul Brighelli
Philippe Pujol, Alta Rocca, Seuil, 19€.