Monsieur Jean-Claude Gaudin
Maire de Marseille
Cher monsieur le maire,
J’ai attendu longtemps. J’ai attendu jusqu’au dernier moment. Et mon attente longue, jusqu’au dernier moment, est restée sans réponse. Le 18 juin dernier, à l’occasion d’un déjeuner en compagnie de personnes que vous estimez, je vous ai remis personnellement une lettre. Deux feuillets et demi accompagnés d’une aquarelle d’un de nos grands artistes marseillais représentant Pythéas en couleur d’ambre, si évocatrice de son périple maritime. Pythéas se joignait symboliquement à ma lettre en raison de son objet : la carrière grecque antique dite de la Corderie.
Il y a 2600 ans, cette Grèce, par le choix de ses Phocéens, fondait notre ville. 2600 ans qui rendent unique Marseille comme première « ville » de France. Marseille n’est pas, en effet, la seconde ville de France mais en est la première grâce à ses fondateurs, nos fondateurs. Aucune autre métropole ne peut afficher une telle naissance, une telle ancienneté, une telle antériorité.
Cette unicité est à la fois un honneur et une responsabilité. Si nous perdons ce sens de la responsabilité, nous perdons par là -même le sens de l’honneur. J’ai attendu jusqu’au dernier moment… Dans ma lettre du 18 juin concernant les vestiges de la carrière grecque antique de la Corderie, je vous écrivais :
« Nous ne pouvons laisser notre matrice fondatrice dans l’état d’abandon où elle se trouve depuis trois ans. Nous ne pouvons la laisser. Vous ne pouvez la laisser ».
Évoquant l’ancien remarquable soutien apporté par madame Jacqueline de Romilly pour la préservation et la valorisation du complexe grec du VI ° siècle avant J.-C. découvert sur le site du Collège Vieux-Port, je vous invitais respectueusement à prendre une décision ultime de sauvetage d’une partie de cette carrière grecque, mémoire originelle de notre Ville.
Il ne s’agissait même plus de sauvegarde, de protection, de valorisation mais bien de « sauvetage ». Un SOS, en quelque sorte. C’est le cas de le dire. « Save or sink ». Sous la montée des eaux d’infiltration, de résurgence, ce lieu fondateur, tel un navire en perdition, est sur le point de disparaître malgré le classement décidé par l’État. L’arrêté d’inscription au titre des monuments historiques suivit la visite de la ministre de la Culture à Marseille le 7 octobre 2017. Le Groupe Vinci, par courrier du 3 novembre 2017, s’engageait fermement : construction d’un belvédère muni d’un ascenseur, ouverture d’un chemin permettant accès, mise en valeur des vestiges, déplacement d’un « banc de taille », présentation d’éléments mobiliers remarquables, installation d’une protection en verre. (Communiqué ministère de la Culture du 8 novembre 2017).
Vue partielle des vestiges à l’issue des Fouille. Ce « Monument historique » classé, est en l’état depuis trois ans (Photo juin 2020).
À noter: Panneau planté sur le site inaccessible et mentionnant la présence d’un monument historique (Photo juin 2020)
À gauche, les bancs de taille montrant les marques laissées par les outils des carriers.À droite, les sarcophages encore en place, les « négatifs »(creux laissés dans la roche après retrait des sarcophages terminés),À l’extrême droite, les « bancs » horizontaux destinés à devenir les couvercles des sarcophages.
Photos : Jean-Noël Beverini
Tout cela est resté lettre morte. La carrière se meurt. Sans une ultime décision la carrière est morte.
J’ai attendu. J’ai attendu longtemps. Évidemment les Services de l’État sont en première ligne. Notre ville doit-elle pour autant se sentir non concernée ? Il s’agit de NOTRE Histoire. Notre patrimoine et notre patrimoine antique sont tombés dans la plus grande ignorance. J’ose l’écrire : cet abandon est pitoyable et scandaleux. Indigne de la plus ancienne ville de France redécouvrant sa carrière fondatrice. L’immeuble élevé, la carrière peut pourrir. Quel mépris pour notre Histoire. Faut-il nous résigner à placer la Culture dans l’oubli de l’ancien monde ?
Préserver notre Histoire est aussi une question de solidarité, de solidarité entre les âges, entre les siècles. En détruisant notre Passé, nous détruisons notre âme. Comment s’étonner ensuite de l’émergence d’une société sans âme ?
Je vous parle, cher monsieur le maire, avec une totale franchise, tout en sachant l’attachement immodéré que vous portez à Marseille. C’est précisément sur le fondement de cet attachement que nul ne saurait mettre en doute que je vous adresse ce dernier courrier.
Je vous prie de bien vouloir recevoir, à nouveau, l’assurance de mes francs et respectueux sentiments.
Jean-Noël Beverini