À Marseille, L’Épopée étend son écosystème dans l’ancienne usine Ricard réinventée par Corinne Vezzoni

Perspective intérieure. © Corinne Vezzoni

Dans les quartiers Nord de Marseille, l’ancienne usine Ricard s’apprête à renaître avec la Factory. Réhabilité par Corinne Vezzoni, le site accueillera d’ici 2026 trois structures dédiées à la formation et à l’inclusion, dans le prolongement du projet L’Épopée.

C’est d’ici, au cœur de l’usine de Sainte-Marthe, qu’est sortie la toute première bouteille de Ricard. Ici encore que le fameux mélange, jalousement gardé, a été mis au point.

L’odeur d’anis flotte toujours un peu dans l’air, comme un parfum d’histoire qu’on n’efface pas. Trois ans après avoir redonné vie aux anciens bureaux de la célèbre marque marseillaise, L’Épopée franchit une nouvelle étape.

De l’autre côté de la rue Berthelot, les murs de l’ancienne usine désaffectée s’apprêtent à raconter une autre histoire. Pas celle d’un rachat immobilier ou d’un lifting urbain, mais celle d’une extension pensée comme un manifeste : faire ville autrement.

Si le défi architectural est de maintenir l’existant, l’enseigne historique qui surplombe l’usine, elle, devrait laisser place à La Factory de l’Épopée.

Le projet s’étend, sans s’éloigner. Baptisée la Factory, cette nouvelle aile doit accueillir en 2026 trois structures majeures de formation et d’inclusion sociale, sur plus de 4 000 m² réhabilités. Pour penser cette métamorphose, une architecte familière de la ville : Corinne Vezzoni.

« La voie de la facilité, c’était de tout raser et reconstruire. Mais nous, on voulait garder l’ossature, respecter l’esprit du lieu. » Laurent Choukroun, fondateur de L’Épopée, ne parle pas de chantier, mais de mémoire active.

La Factory entre dans une nouvelle phase de travaux : après trois mois de désamiantage et de curage, les démolitions lourdes sont prévues à partir du 15 mai 2025. La réhabilitation débutera mi-juin pour une livraison fin 2026. © Alain Robert

Reprendre l’histoire là où elle s’est arrêtée

En 2021, dans un paysage saturé de promesses et de « tiers-lieux » au mètre carré, L’Épopée avait surpris par sa radicalité douce. Celle d’un projet porté par Synergie Family, dans les anciens bureaux de Ricard, transformés en hub éducatif, espace de coworking, incubateur et lieu de vie. « Il s’est passé quelque chose ici », disait alors Laurent Choukroun.

Quatre ans plus tard, l’obsession reste intacte : raconter une nouvelle histoire sans effacer la précédente. Depuis les premières heures, le président directeur général de l’Épopée s’emploie à faire exister une autre manière de penser la ville : plus sociale que commerciale, plus ancrée que spectaculaire.

Corinne Vezzoni partage cette philosophie. L’architecte, connue pour sa capacité à « construire la ville sur la ville », s’attache à travailler avec l’existant, sans l’écraser. « Le sujet, c’était de faire avec ce qui est là, de lui donner une seconde vie tout en conservant son âme. On n’oublie pas l’histoire. On retrouve les traces qui comptent, et on les prolonge » livre-t-elle.

Laurent Choukroun, co-fondateur et président directeur général de l’Épopée © Alain Robert

Une artère dans le patchwork

L’usine, construite par couches successives au fil de l’expansion de Ricard, ressemble aujourd’hui à un patchwork de volumes et d’époques. « C’est un travail dans la dentelle. Il faut composer avec des structures métalliques, d’autres en béton, des hauteurs différentes, des logiques contradictoires », précise Nazim Chekiki, chef de projet au sein de l’agence.

La réponse tient en une image : une rue intérieure, qui traversera l’ensemble du bâtiment comme un ruban, connectant les différentes entités dans un même souffle. En balcon, des boîtes suspendues accueilleront salles communes, réunions, événements.

« Ce qui manquait, c’était la lumière naturelle, explique Corinne Vezzoni. L’usine avait été conçue pour produire, pas pour y vivre. » Plusieurs patios seront donc creusés pour faire entrer le jour, créer des puits de lumière et introduire du végétal. « Il fallait ouvrir, aérer, rafraîchir. Créer des respirations. »

Perspective Corine Vezzoni & Associés. © Alain Robert

À l’extérieur, la pierre de Marseille et la terre cuite feront le lien entre passé industriel et usage contemporain. Une croix camarguaise, redécouverte sous des couches de béton, sera intégrée dans une place de choix. Pour la petite histoire, elle marquerait le lieu où fut versée la toute première bouteille de Ricard.

La première machine ayant servi à industrialiser le célèbre mélange sera exposée dans le hall d’entrée. Un vestige unique, témoin du passage de l’artisanat à l’industrie. Même le fameux jaune Ricard, délavé, sera réinterprété dans le mobilier et les teintes des boîtes suspendues.

Vestige industriel, mémoire active : cette machine, la toute première à avoir servi à l’industrialisation du pastis Ricard, sera exposée dans la future rue intérieure de la Factory. © Alain Robert

Si certaines de ces traces sont visibles à travers la structure, les matériaux, d’autres sont plus discrètes, comme cette odeur d’anis encore étrangement légèrement présente. « On va intégrer des diffuseurs dans le nouveau bâtiment, pour restituer cette mémoire olfactive. C’est une manière sensible d’entrer dans le lieu. »

Pour Corinne Vezzoni, cette vaste réhabilitation s’apparente à « un travail d’équilibriste, entre mémoire et usage. Mais c’est aussi une manière d’écrire une histoire urbaine plus humble, plus enracinée. »

Un site, trois ambitions

Le rez-de-chaussée de la Factory sera occupé par Marseille Business School. L’école, qui forme aujourd’hui plus de 250 étudiants, mise sur l’alternance, les métiers du numérique et la proximité avec les entreprises.

« Je n’avais jamais mis un pied à Marseille quand j’ai choisi cette ville. Et quand je suis arrivé à L’Épopée, j’ai su que c’était là. Il y a une âme ici. Une capacité à créer du lien entre les jeunes, les associations et les entreprises, raconte Bader Jakani, cofondateur de Marseille Business School.

À l’étage, La Varappe installera un laboratoire d’expérimentation de ses méthodes d’inclusion. « L’idée, c’est de montrer ce que produit l’inclusion quand elle est pensée autrement », explique Laurent Choukroun, reprenant les mots de Laurent Laïk, fondateur du groupe coopératif. « Et de faire de l’exception une norme. » Spécialisée dans l’insertion professionnelle, La Varappe accompagne chaque année des milliers de personnes éloignées de l’emploi, à travers chantiers, formations et parcours sur mesure.

Enfin, au dernier étage, naîtra l’Université de l’éducation à la petite enfance, portée par Quantik. « Un enfant qui n’est pas stimulé entre zéro et trois ans arrive en maternelle avec déjà un retard », martèle Laurent. Ce lieu formera les futurs professionnels, mais portera aussi une vision politique : repenser l’éducation dès le plus jeune âge. »

Perspective Corinne Vezzoni & Associés.

De l’idée au chantier

Le projet aurait pu rester utopique. Classé ICPE (Installation classée pour la protection de l’environnement), le bâtiment était fortement pollué. Une phase de désamiantage et de curage a été engagée, sous la direction de Philippe Gallo, qui coordonne le chantier pour le compte de la Factory.

Le montage financier reflète cette complexité. Il combine investissements publics et contributions privées. Le fonds friche, dispositif de l’État dédié à la reconversion des friches industrielles, a permis de financer une part essentielle de la dépollution, à hauteur de 1,5 million d’euros.

Le reste de l’opération s’appuie sur des crédits mobilisés notamment par le fonds de co-investissement de l’ANRU, Amundi Impact Investing (7M€) et sur un emprunt bancaire porté à 75% par la Banque des Territoires, le solde étant assuré par la Société Générale et la Nef.

L’enveloppe globale atteint 16 millions d’euros, dont 11 millions sont consacrés à la seule phase de travaux. La pose de la première pierre est envisagée en juin 2025, pour une livraison prévue fin 2026.

Une fabrique d’alliances locales

Depuis son ouverture, L’Épopée a accueilli plus de 100 000 bénéficiaires, organisé 165 événements et vu passer ministres, collectivités et délégations étrangères. À terme, la Factory viendra renforcer une dynamique déjà bien engagée, dans un site où se côtoient start-up à impact, acteurs de la formation et grandes entreprises implantées comme Suez ou BNP Paribas.

Le site est devenu un laboratoire d’innovation sociale regardé par d’autres villes, en France et au-delà. La Factory incarne cette même volonté de faire respirer autrement les territoires. « Faire se rencontrer des mondes qui ne se parlent jamais : entreprises, associations, habitants. C’est ça, l’enjeu », résume Laurent Choukroun.

Pour Corinne Vezzoni, le geste est aussi symbolique qu’architectural : « Et quelque part, c’est un peu Marseille, c’est ça. C’est comment quelque chose d’aussi disparate peut faire sens. »

Narjasse Kerboua

© N.K.