
Chaque vendredi, dans une salle discrète de l’hôpital de la Timone, des femmes atteintes de cancer se préparent. Pas pour un scanner. Pour un pas de danse. Mélanie Paolettoni, ancienne danseuse professionnelle, les guide dans un cours pas tout à fait comme les autres. Un moment suspendu où le corps abîmé devient à nouveau terrain d’expression.
Il est 14 heures. Pas question d’être en retard. Chaque vendredi, la petite salle de l’Espace d’information sur le cancer (AP-HM) de la Timone, change d’allure. Pendant une heure, elle devient un cocon de mouvement, un lieu de respiration. Chacune y évolue à son rythme, dans un moment suspendu où la maladie lâche prise.
À l’entrée, elles laissent les sacs, les vestes… et un peu du reste. Ce qui pèse. Ce qui freine. Les peurs, les douleurs, quand elles le peuvent, ce qu’on ne voit pas. Legging, tee-shirt – parfois floqué d’un mot évocateur : « respire »… chacune arbore des chaussettes originales, qu’elles s’amusent à montrer en début de séance.
Motifs colorés, touches de fantaisie… Un rituel léger, presque joyeux, avant de se mettre en mouvement. Pas de miroir, pas de jugement. Juste des femmes qui réapprennent à bouger, à sentir, à respirer. Toutes sont liées par la même chose : une saleté de cancer.
Depuis un an, Sophie, ancienne danseuse professionnelle, est de toutes les séances. Elle le dit sans détour : « Ce cours m’a sauvé la vie. Mentalement, physiquement. Je reprends soin de moi, je m’accorde de l’amour. Je ne suis plus une patiente. Je suis une danseuse. »
Quand la danse entre à l’hôpital
Avec elles, d’autres femmes. Myriam, en récidive de cancer du sein métastatique osseux. Wissame, traitée pour un cancer du sein hormodépendant. Nathalie, suivie pour un lymphome avec suspicion de cancer du sein. Mariline, en traitement pour un cancer des poumons. Chacune avec son parcours, ses douleurs, ses limites dans des corps abîmés, mais debouts. Des regards parfois fatigués, mais vivants. Toutes liées par une même volonté : se réapproprier ce que la maladie a rogné.
Le projet naît pendant le Covid. À l’époque, Laetitia Padovani, cheffe du service de radiothérapie à l’AP-HM, est aussi élève de Mélanie Paolettoni, danseuse professionnelle. Confinement, restrictions sanitaires : plus possible pour les patientes de sortir. Alors Laetitia lui propose d’intervenir à l’hôpital. Mélanie accepte. Quelque chose accroche. Une énergie. Une justesse. Une nécessité. Et une envie de faire plus. Bien plus. L’idée s’impose : la danse a sa place à l’hôpital.

« L’idée est de proposer à la fois une activité sportive, mais dans la danse il y a tellement tout autre chose… », explique-t-elle, les yeux rivés sur les participantes. Ce jour-là , à l’Espace d’information sur le cancer, Laetitia Padovani est là aussi. Elle a troqué son rôle de médecin pour accompagner, le temps d’un pas, Mélanie dans la danse.
Ce qui l’intéresse, c’est l’impact global de la pratique. « Leur permettre de construire quelque chose de joli, d’esthétique, sur une chorégraphie, surtout pour les dames qui viennent de se réapproprier leur corps. » Mais aussi les bénéfices plus fonctionnels : « Travailler la réhabilitation motrice, l’équilibre, et la mémorisation si besoin. »
Elle résume : « Ce n’est pas seulement un sport. C’est un art. Et pratiquer un art, c’est toujours apaisant. Toujours valorisant. »

Le corps comme outil de soin
Des mots qui trouvent un écho profond chez Mélanie. Car pour faire de la danse un véritable outil de soin, elle sait qu’il faut aller plus loin que l’intuition. Et Mélanie ne fait rien à moitié. Elle repasse son bac, s’inscrit à Poitiers, suit une formation « sport et cancer ». Elle veut comprendre. Ce que la chimio fait aux muscles profonds, ce que les rayons infligent à la posture, ce que la fatigue chronique laisse derrière elle. Et comment, malgré tout, on peut bouger.
Avant d’entrer dans les hôpitaux, Mélanie Paolettoni a longtemps vécu sur scène. Danseuse professionnelle dès l’âge de 16 ans, elle a traversé l’Atlantique, écumé les plateaux, monté ses propres compagnies. Pas de tournées télé, pas de danse derrière les stars. « Ce n’était pas mon truc. Moi, je suis une créatrice. »
Elle chorégraphiait avec la précision d’une horlogère. Aujourd’hui, elle met cette rigueur au service de corps fragilisés, d’équilibres à reconstruire, de gestes à réinventer.

Des gestes pensés pour chaque pathologie
Chaque séance est construite en fonction des capacités physiques des participantes. Mélanie ne conçoit pas ses cours comme un moment symbolique, mais comme un véritable travail de fond, pensé à partir des réalités médicales.
« Les cours sont adaptés par rapport aux différentes pathologies cancéreuses. Donc on va adapter les mouvements de danse, par rapport à tout ce qu’elles peuvent faire ou ne pas faire selon le cancer. Par exemple, pour le cancer du sein il y a des problématiques au niveau des levés de bras, des amplitudes… »
Mélanie travaille l’équilibre, la posture, le renforcement des muscles profonds, car « je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de faiblesses après les chimios, après les traitements. Donc je travaille beaucoup sur ça aussi ».
Son objectif est clair : que chaque participante, malgré ses limites, puisse suivre la même chorégraphie. « Je veux absolument que chacune ait le même cours.» Les styles varient, au fil des séances. « C’est vraiment éclectique. On peut faire du modern-jazz, du jazz, de la salsa, du cabaret… Les filles adorent le cabaret. » La dynamique, elle, reste la même : créer du beau avec ce que le corps peut encore donner. Chercher l’harmonie, pas la performance.

Une parenthèse vitale
Autour du cours, un groupe s’est formé. Elles se soutiennent, échangent des chorégraphies sur WhatsApp, partagent des conseils, des fous rires. Certaines reviennent semaine après semaine, d’autres viennent quand elles peuvent. Pas de pression. Pas d’attente. Juste l’envie de tenir debout ensemble.
Depuis la Timone, le projet a essaimé. Mélanie donne aussi des cours à l’hôpital Saint-Joseph, à Marseille, et à l’Hôpital privé de Provence, à Aix-en-Provence. Une extension à petits pas, sans battage. Juste parce que ça fonctionne. Parce que ça fait du bien.

D’ailleurs les participantes le disent : une fois par semaine, ce n’est pas assez. Elles aimeraient plus de créneaux, plus de lieux. Parce qu’il y a peu d’endroits où le corps redevient un allié.
Mélanie et Laetitia, elles, regardent plus loin. Ensemble, elles travaillent à un nouveau défi : adapter les cours pour les enfants atteints de cancer. L’envie est forte. Le cadre est plus complexe. Il faudra trouver le bon tempo, les bons partenaires, le bon espace pour que ça puisse exister. Mais l’idée progresse. Elle s’installe.
Et pendant ce temps, le cœur du cours bat toujours. Une fois par semaine. Une heure à part. C’est peu. Mais c’est ce qu’elles ont. Le cancer leur prend beaucoup. Mais pas ça.
Narjasse Kerboua

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