La région Sud aiguise son arsenal industriel au nom de la paix

En février, le 11e régiment d’artillerie de marine (11e RAMa) a été déployé sur le camp de Canjuers (83), dans le cadre de son exercice annuel Kurun 25. Cet entrainement de grande envergure vise à simuler une manœuvre d’artillerie sur un théâtre d’opération, et ce, dans un cadre interarmes et interalliés. © Alain Robert

Tandis que l’Europe cherche à s’émanciper de ses dépendances stratégiques, la région Sud s’affirme comme l’un des bastions industriels de l’économie de défense. Du ciel de Marignane aux fonds marins de La Londe-les-Maures, elle entend jouer un rôle moteur dans le réarmement européen.

Il aura fallu une guerre sur le continent pour briser les tabous. « Ce type d’échange aurait été impossible il y a encore quelques mois », reconnaît Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé de l’Europe en clôture de l’agora « Demain le Sud – Économie de guerre », organisée par la Région Sud.

De fait, la brutalité du conflit russo-ukrainien et le désengagement progressif des États-Unis ont rebattu les cartes de la souveraineté européenne. L’Europe, longtemps frileuse à parler d’armement, s’organise désormais pour se défendre par elle-même.

Dans cette recomposition stratégique, la France dispose d’un atout : une base industrielle et technologique de défense (BITD) souveraine, bâtie sous l’impulsion du général de Gaulle et consolidée depuis par une continuité de politiques de défense, au service d’un modèle d’autonomie stratégique unique en Europe.

« Nous avons aujourd’hui un outil militaire cohérent, complet, s’appuyant sur une BITD qui maîtrise les technologies les plus stratégiques », rappelle Bruno Giorgianni, directeur des affaires publiques et sureté de Dassault Aviation. Une exception européenne que d’aucuns aimeraient transformer en modèle.

Car cette base industrielle et technologique de défense irrigue puissamment le territoire. En région Sud, l’économie de défense représente 5,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an.

Près de 2 000 PME alimentent la chaîne d’approvisionnement, en lien avec une poignée de géants. Le territoire concentre 31 000 militaires, 9 400 civils de la Défense, et 6 000 emplois en R&D publique et privée. Une présence qui dépasse la symbolique : 16% des effectifs nationaux stationnent ici.

Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé de l’Europe en clôture de l’agora « Demain le Sud – Économie de guerre », organisée par la Région. © N.K.

Un écosystème régional en pleine réactivation

Autant d’acteurs qu’il faut coordonner, accompagner et fédérer autour d’une vision claire. « Nous sommes entrés dans une économie de guerre, avec un impératif de rapidité, d’agilité et de partenariat », pose Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. 

Pour lui, la reconquête industrielle passe autant par les grandes filières que par les territoires. « Ce qui compte, c’est la capacité à livrer, à former et à innover ensemble. » Une vision partagée par les industriels, qui soulignent l’importance du dialogue constant avec la DGA dans l’accélération des cycles et la montée en puissance des commandes.

La Région Sud n’a pas attendu les injonctions de Bruxelles pour consolider sa filière défense. Naval Group, Thales Alenia Space, Airbus Helicopters, KNDS France, TechnicAtome, Exail… Le territoire abrite des géants, mais aussi une constellation de PME, d’ETI et de centres de recherche.

L’annonce d’un nouveau site de Naval Group à La Londe-les-Maures, spécialisé dans les drones et la guerre des fonds marins, symbolise ce mouvement. « Le combat naval de demain sera un combat collaboratif entre plateformes avec équipage et plateformes sans équipage », affirme Pierre-Éric Pommellet, PDG de Naval Group.

Dans l’aérien, Airbus investit 600 millions d’euros à Marignane pour moderniser son outil industriel, tandis que Sabena Technics s’implante à Istres pour assurer le maintien en condition opérationnelle des avions ravitailleurs MRTT. « Notre métier, c’est d’accompagner la disponibilité des matériels sur le long terme », précise Michel Bellamy, futur directeur du site.

Le président de la Région Sud, Renaud Muselier. © Régis Cintas-Flores.

Du dual à l’export, élargir les champs de bataille

La dynamique industrielle s’appuie sur des technologies duales, à la frontière du civil et du militaire. Drones sous-marins, planeurs autonomes, capteurs bioacoustiques, navigation inertielle… les innovations foisonnent dans la région, à l’instar d’Exail Robotics. « Nous sommes les seuls industriels souverains à proposer des solutions du fond des mers jusqu’à la surface », souligne Jérôme Bendell, son directeur général.

Le groupe, qui revendique un millier de drones à livrer dans les trois ans, s’impose comme un acteur clé de la guerre des mines et de la surveillance maritime.

Même logique chez Alseamar, qui conçoit des planeurs sous-marins capables de rester cinq mois en mer sans propulsion. « Ce sont des systèmes endurants, historiquement utilisés à des fins scientifiques, qui intéressent désormais les forces armées pour leur capacité de surveillance et de collecte de données », explique Thibaud Bezacier, qui prévoit un nouveau site de production de 6 000 à 10 000 m² à Signes, avec le soutien de l’État.

Airbus, enfin, défend une autonomie européenne à la hauteur des enjeux. « L’Otan dispose de 658 avions ravitailleurs. 600 sont américains. Si l’Europe veut se défendre sans eux, elle devra s’équiper. Nous avons le meilleur appareil du monde, mais il faut une visibilité sur les commandes pour investir », insiste Matthieu Louvot, vice-président du groupe en charge de la stratégie.

Un virage stratégique grâce à la banque européenne d’investissement

Ce besoin de prévisibilité a trouvé un écho du côté de la Banque européenne d’investissement (BEI). « Jusqu’à présent, nous ne financions que les projets à double usage. Mais nous avons changé notre politique : désormais, nous pourrons soutenir des projets exclusivement militaires », annonce Ambroise Fayolle, vice-président de la BEI. Une rupture saluée par les industriels, longtemps freinés par les contraintes européennes.

« C’est une avancée absolument incroyable », s’est d’ailleurs réjoui Pierre-Éric Pommellet. Le secteur espère que cette nouvelle doctrine débouchera sur un soutien accru aux PME, souvent à court de trésorerie pour répondre à la demande. « Nous avons mis en place un instrument d’un milliard d’euros pour financer leurs besoins en fonds de roulement », précise à ce titre Ambroise Fayolle.

Formation, innovation, autonomie… l’autre front

Encore faut-il les compétences. « À l’horizon 2030, toutes les universités seront confrontées à une crise de recrutement des enseignants-chercheurs », alerte Xavier Leroux, président de l’Université de Toulon. Son établissement développe des programmes de formation continue, en lien direct avec les industriels. « Enseigner, c’est un métier. Il faut financer les formateurs autant que les formations », insiste-t-il.

Le campus de l’intelligence maritime, en gestation, vise à fédérer chercheurs, entreprises et institutions autour de la robotique sous-marine et de l’IA embarquée. Un chaînon essentiel pour garder une longueur d’avance, alors que les rivalités internationales s’étendent désormais jusque dans l’espace. « L’Europe a investi cinq fois moins que les États-Unis en matière de spatial ces dernières années », déplore d’ailleurs Hervé Derrey, PDG de Thales Alenia Space.

L’entreprise développe Stratobus, un ballon stratosphérique autonome, capable de veiller en permanence sur une zone sensible. Un démonstrateur est prévu dès 2026 à Istres, avec le soutien de la Région, de la Métropole Aix-Marseille Provence et de la Ville.

Un dialogue renforcé entre armées et industriels

Si les échanges ont mis en lumière la force du tissu industriel régional, plusieurs intervenants ont souligné un autre pilier discret mais essentiel de l’économie de défense : la coopération étroite avec les forces armées. « Cette alliance entre ceux qui conçoivent et ceux qui utilisent est la clé de l’efficacité opérationnelle », rappelé le général de corps d’armée Thierry Laval, commandant la zone Terre Sud.

À ses côtés, le contre-amiral Emmanuel Desfougères, commandant la zone maritime Méditerranée, et le général de brigade aérienne Benoît Real, représentant le commandement de l’espace, ont insisté sur l’importance d’une doctrine partagée, de l’amont technologique à l’entraînement sur le terrain.

Sur le camp de Canjuers ou à Istres, sur les ponts des bâtiments ou dans les opérations de guerre électronique, les militaires participent activement à la maturation des systèmes, à la mise en situation réelle des technologies émergentes, et à la définition des futurs besoins capacitaires. Une manière de rappeler que l’innovation n’est pas qu’affaire de laboratoires, elle se forge aussi dans la relation de confiance entre opérateurs et concepteurs.

En février, le 11e régiment d’artillerie de marine (11e RAMa) a pris position sur le camp de Canjuers (Var), plus grand terrain militaire d’Europe occidentale. © Alain Robert

Entre Europe et Nations, une bataille d’influence

Pour Renaud Muselier, président de la Région Sud, il ne s’agit plus seulement d’accompagner, mais de structurer. « Il faut se battre partout, tout le temps, à tous les niveaux », martèle-t-il en clôture.

Son ambition : jouer pleinement le rôle de chef d’orchestre, en renforçant la coordination entre collectivités, industriels, armées et institutions de formation. « On doit rappeler à quel point on est fort ici, et créer les conditions pour rester à la hauteur. »

La Région entend soutenir l’implantation de nouveaux sites, fluidifier les démarches, accompagner la montée en compétences et renforcer l’attractivité des territoires concernés.

Une stratégie qui ne saurait ignorer le facteur humain. « Il ne faut pas opposer enjeux industriels et enjeux sociaux. Les deux vont de pair si on veut réussir », rappelle Pierre-Éric Pommellet, PDG de Naval Group, car derrière les investissements et les chaînes de production, c’est tout un équilibre local qu’il s’agit de préserver : logement, formation, mobilité, emploi des conjoints… autant de leviers sans lesquels la promesse industrielle resterait hors sol.

L’alignement des intérêts nationaux et européens reste pourtant fragile. Pour Bruno Giorgianni (Dassault), il y a quatre invariants à préserver : la mainmise des États sur les budgets, le soutien aux technologies souveraines, le développement de filières critiques et le maintien de l’exportabilité. « Si l’Europe veut se renforcer dans la défense, elle doit prendre exemple sur le modèle français », plaide-t-il.

Benjamin Haddad, lui, y voit un défi plus large : « Il faut repenser complètement la souveraineté de l’Europe, dans la défense mais aussi dans l’IA, le quantique, la décarbonation. » Une perspective qui n’élude pas les rapports de force : « L’espace est un nouveau domaine de lutte. Il faut s’y préparer. »

Narjasse Kerboua