Ippei Uemura, chef kyotoïte installé à Marseille, réinvente la gastronomie en mariant tradition japonaise et produits locaux. Dans sa cuisine, chaque geste raconte une histoire, chaque plat devient un voyage, à la croisée des saveurs de Kyoto et du terroir méditerranéen. Rencontre.
C’est un petit bout de Kyoto qui s’est installé à Marseille. Pas un Kyoto de cartes postales ou de clichés pour touristes, bien que l’endroit invite au voyage.
Avec une vue imprenable sur le Vallon des Auffes et un horizon où le ciel se fond dans la mer, ce coin de la Corniche regarde droit vers le majestueux monument aux Héros de l’armée d’Orient.
Il faut réserver sa place au comptoir de Tabi pour admirer la précision des gestes d’Ippei Uemura, virevoltant chef kyotoïte installé à Marseille depuis plus de vingt ans. Ici, la cuisine est élevée au rang d’art sacré, où chaque assiette est un hommage au produit, au geste, à l’instant.
Formé à la technique ancestrale du Kaiseki, cet art culinaire japonais né dans les temples bouddhistes au XIIIe siècle, Ippei cisèle ses plats avec une rigueur implacable et une sensibilité artistique rare.
À travers son travail, il raconte une double histoire : celle de sa culture d’origine et celle des produits locaux qu’il sublime.
Héritier d’une discipline rigoureuse
Né à Kyoto dans une famille aux valeurs strictes, issue d’une lignée de samouraïs, Ippei se passionne très tôt pour la cuisine. « Mon enfance a été marquée par une discipline rigoureuse. Mais mes parents m’ont laissé suivre mon rêve. »
Ce rêve, c’est la cuisine. Chez Ippei, c’était une évidence. « À trois ans, je voulais déjà manipuler des choses, des petits objets, des outils. Je rêvais de devenir cuisinier ou menuisier », dit-il en agitant ses doigts. Finalement, ce sera la cuisine, mais avec la minutie d’un artisan.
Il y a des vocations qui naissent dans l’instinct. À dix ans, il est happé par l’univers français. Un livre de Paul Bocuse offert par sa mère devient son grimoire. Pourtant, le parcours ne sera pas linéaire.
Après sept ans passés à travailler dans un restaurant traditionnel au Japon, « j’ai saisi l’opportunité de partir en France ». Le poste initial, dans une autre ville française, le laisse sur sa faim. Mais son escale à Marseille bouleverse ses plans. Coup de foudre. « Je suis tombé amoureux de cette ville. » Il ne repartira jamais. « Je suis devenu Marseillais », dit-il simplement. Il a alors 20 ans.
L’inspiration au fil des voyages
Ancré définitivement à Marseille, le chef a parcouru le monde. Plus de soixante pays et autant de saveurs à goûter, comprendre et réinterpréter. Partout, il observe, apprend, hume.. Ses escales en Inde, au Népal, en Afrique de l’Ouest ou encore en Europe enrichissent sa vision culinaire. Mais tout cela, sans jamais perdre de vue ses racines et la cité phocéenne.
Marseille, c’est d’abord une sensation, puis une mission. À son arrivée, Ippei découvre une ville qui connaît mal la véritable cuisine japonaise. « À l’époque, tout tournait autour des sushis. Mais ce n’était pas ce que je connaissais, pas ce que je voulais transmettre. Le sushi avec du fromage ou du curry, ce n’est pas notre culture. »
Alors, il décide de réconcilier Marseille avec une tradition plus pure. Consultant, puis chef, il s’installe à son compte en 2009 avec son premier restaurant. Un laboratoire où il commence à intégrer les produits locaux à ses techniques japonaises.
“Je travaille avec ce que Marseille m’offre. C’est comme ça que je rends hommage à cette ville”
Les mains d’un orfèvre, l’âme d’un poète
Ippei Uemura ne cherche pas à recréer le Japon en France. Dans sa cuisine, chaque geste compte. Chaque ingrédient a une histoire et chaque plat devient un récit mêlant traditions millénaires et créativité contemporaine.
Influencé par son mentor Lionel Lévy, figure incontournable de la cuisine méditerranéenne, il a intégré l’ail, l’huile d’olive et la tomate dans son répertoire. « C’est ici que j’ai appris à défendre une cuisine enracinée dans son territoire, tout en y apportant ma touche personnelle. »
Résultat ? Il compose avec les produits locaux, comme cette langoustine provençale qu’il marine dans l’huile d’olive, le poivre noir fermenté à l’eau de mer et le sésame doré, servie sur une émulsion de kiwi.
Son menu “Rêve” est une ode à la diversité : rouget grillé au charbon, huitre de Tamaris panée, granité de saké au yuzu confit, ou encore un étonnant dessert associant croquant de fanes de carotte, fève tonka et jus de yuzu dans un cornet sucré.
Ses plats sont autant d’échos à ses origines : riz parfumé, algues séchées, dashi élaboré avec des produits français, comme ces algues récoltées dans le Nord ou ce bonite séché made in France. Ils racontent aussi son ancrage dans la culture marseillaise.
Militant d’une gastronomie durable
Mais derrière l’artisan se cache un militant. Ippei oeuvre pour une gastronomie durable et pour la reconnaissance des producteurs locaux.
Et sa cuisine ne s’arrête pas à l’assiette. Elle commence dans les champs, sur les bateaux, auprès des apiculteurs… mais toujours ouverte sur le monde.
Dans la salle de restauration, les portraits de ses fournisseurs tapissent un mur entier, que ce soit avec les pêcheurs des calanques aux maraîchers des quartiers nord, avec lesquels il entretient des liens étroits. « Ils sont les vraies stars de la cuisine. Ce sont mes collègues, mes sources d’inspiration », confie-t-il.
Ippei travaille exclusivement avec des produits de saison, pêchés ou cultivés autour de Marseille, qu’il marie à des techniques japonaises poussées à l’extrême. Respect du produit, minimalisme et précision sont au cœur de sa démarche. « Je veux raconter ma vie à travers mes assiettes, résume-t-il. Je travaille avec ce que Marseille m’offre. C’est comme ça que je rends hommage à cette ville. »
Le chef rêve grand pour sa ville d’adoption. « Marseille a tout pour devenir une grande capitale de la gastronomie : des produits exceptionnels, des savoir-faire, des traditions. Mais il faut aller plus loin. »
Il oeuvre avec passion pour une cuisine qui sort des sentiers battus, qui ose sublimer des poissons moins connus, qui valorise les saisons et le terroir. « Tout commence avec nous, les cuisiniers. Nous devons montrer la voie. »
Trois toques pour une cuisine sans frontières
Son savoir-faire et sa maîtrise lui valent une reconnaissance internationale. Juge lors de compétitions prestigieuses comme le championnat européen de sushi ou les sélections du Bocuse d’Or en Afrique, il incarne une cuisine qui traverse les frontières tout en restant profondément ancrée dans le territoire.
Cette vision lui a valu, lundi soir, une note de 16/20 et trois toques au Gault & Millau 2025. Une récompense célébrant autant son talent que son engagement pour une cuisine de territoire. « Ces récompenses ne sont jamais une ligne d’arrivée, mais toujours une ligne de départ », affirme-t-il avec humilité. Fier de son équipe et des artisans qui l’accompagnent, il continue de ciseler ses créations avec passion.
À Tabi, chaque service est une évasion. Pas besoin de billet d’avion, il suffit de s’asseoir au comptoir et de regarder Ippei ciseler, mariner, dresser. Entre Kyoto et Marseille, Ippei Uemura trace une ligne invisible, faite de rigueur, de passion et d’audace. Une ligne qui raconte une histoire. La sienne.
Narjasse KERBOUA
Restaurant Tabi
165 Corniche Kennedy. 13007 Marseille. Réservation obligatoire.
Trois menus, la carte est changée au gré des saisons et de la pêche du jour.
Menu « Mer et Terre » (uniquement le midi de mardi à vendredi) 55 €.
Menu « Le rêve » 89 €.
Menu « Le voyage » 125 €.