Quadruple champion paralympique et décuple champion du monde, le para-skieur de Briançon Arthur Bauchet dénonce un changement des coefficients de compensation des chronos, qu’il juge spécialement à son encontre. Il s’explique en exclusivité au Méridional.
Le retour du grand cirque blanc approche pour les para-skieurs. La première coupe du monde aura lieu dans trois semaines, à Steinach (Autriche) du 10 au 13 décembre. Les protagonistes affûtent les spatules et aiguisent leurs bâtons. À commencer par Arthur Bauchet, le roi incontesté, encore vainqueur de quinze épreuves (21 podiums) sur les 22 qu’il a disputées l’hiver dernier.
« Je veux tout gagner, c’est pour ça que je m’entraîne », martèle le pensionnaire du Ski Club de Briançon. Mais la domination du jeune (24 ans) homme atteint de paraparésie spastique ne plaît pas à tout le monde. Pire, elle dérange. Pour comprendre, il faut revenir aux fondements réglementaires.
Tous les para-skieurs obtiennent une classification officielle, établie par un médecin, en fonction de leur handicap. Il existe ainsi trois grandes catégories : debout (amputés, malformation des membres supérieurs ou inférieurs, hémiplégiques…), assis (paraplégiques, doubles amputés membres inférieurs, fauteuil…) et déficient visuel.
Les coefficients compensent en temps la nature du handicap
De ces degrés de handicap découlent des coefficients de compensation des chronos. Le temps scratch des courses de ski se trouve alors pondéré. Cela est censé permettre de garantir l’équité entre tous les athlètes.
Par exemple, un skieur dont le handicap a moins d’impact sur sa performance se voit attribuer un coefficient de 100% ; son temps d’arrivée est son temps réel. C’est le cas des LW 6/8-2, comme Marie Bochet ou une autre Haut-Alpine Aurélie Richard, atteinte d’agénésie de l’avant-bras gauche.
A l’inverse, un concurrent dont les capacités sont plus affectées verra son temps multiplié par un coefficient réducteur (91%, 93%…). Arthur Bauchet, en catégorie LW3 (déficience au niveau des deux membres inférieurs), voyait jusqu’alors ses chronos retranchés entre 6 et 13%, selon qu’il disputait des épreuves de vitesse ou techniques.
Une remise à niveau qui couvait depuis deux ans
Or, tout a changé la semaine semaine dernière. Une remise à niveau des classifications couvait depuis déjà deux ans, certains skieurs militaient pour une réévaluation tous les quatre ans, afin de coller à l’évolution des handicaps.
Les nombreuses et larges victoires en slalom de Bauchet n’ont fait qu’augmenter les crispations dans le milieu. « Ça dérange. D’autres athlètes ont décidé de monter, avec la Fédération internationale de ski (FIS), un groupe de travail », entame-t-il. Il s’insurge et part en croisade. « Ça va encore fighter ! C’est dommage, parce que je n’avais pas trop d’énergie à mettre dans ce combat-là . » Mais il en fait une affaire d’honneur. Explications.
« Il y a un énorme conflit d’intérêt », constate-t-il dans une lettre qu’il a adressée à la FIS et que nous nous sommes procurée. Durant l’intersaison, un groupe comprenant des para skieurs, leurs coachs et certaines personnes du service médical de la FIS s’est constitué, afin de plancher sur ces fameux coefficients. Leur but, à peine voilé ? Réduire l’écart entre Bauchet et le reste de la meute.
« Normalement, ces changements étaient faits pour rendre les choses plus justes.
En fait, c’est tout le contraire ! C’est de l’acharnement contre moi »
Ce groupe était constitué de dix-sept personnes. Au terme des discussions, auxquelles a eu accès Bauchet, onze étaient sondées lors d’un vote, « huit athlètes, dont cinq adversaires directs et personne du monde médical », liste le Haut-Alpin. « Normalement, ces changements étaient faits pour rendre les choses plus justes. En fait, c’est tout le contraire ! C’est de l’acharnement contre moi. Jusqu’ici, on m’enlevait 13% (de son temps) en slalom (coefficient 0,8786), c’était quand même pas mal ; aujourd’hui, on veut m’enlever moins de 6% (coef. 0,9475). »
« Je suis pénalisé parce que je me suis entraîné. Mon avance est due à mon travail »
Et inversement, des concurrents directs (LW 5/7-1) verront ainsi leur coefficient largement amélioré, passant de 0,9496% à 0,8611% ! Arthur Bauchet s’est amusé à comparé chaque modification pour toutes les classifications. Il en ressort, en moyenne, que ses coefficients ont été rehaussés de 3,1850 points de pourcentage.
« Alors que mon handicap évolue, mon coefficient, lui, n’avait pas bougé, poursuit-il. Pourtant, à mes débuts, je ne gagnais pas. Aujourd’hui, je suis pénalisé parce que je me suis entraîné. Mon avance est due à mon travail, à plusieurs années d’entraînement et de sacrifices. Ceux qui me connaissent le savent, je mets vraiment tout de mon côté pour réussir. J’essaie d’être comme les valides, de me professionnaliser un maximum. Dans ce groupe-là , ils n’ont absolument pas tenu compte du handicap. Il n’y a plus de hiérarchie. Un tel système va faciliter les branleurs. Aujourd’hui, en slalom, j’ai quasiment le même coefficient qu’un mec à qui il manque un bras, amputé au-dessus du coude. C’est injuste. »
Une situation qui révolte le pourtant toujours souriant Arthur Bauchet. France Télévisions avait d’ailleurs décelé cette qualité et misé sur lui comme consultant durant les Jeux olympiques de Paris, cet été. « Je ne suis pas bien aujourd’hui, remarque-t-il. J’ai essayé d’alerter le comité directeur de la FIS… Ça a été voté à la quasi unanimité (moins une voix, d’un para skieur français). Par contre, tous les coefficients des catégories représentées dans ce groupe de travail ont baissé. Tu ne peux pas être joueur et arbitre, juge et partie. Je trouve cela révoltant. Je m’entraîne à fond et on me pénalise. Les coefficients sont établis pour répondre à un handicap, pas à un niveau de ski. On est des athlètes de haut niveau, on est là pour que le meilleur gagne. Il s’avère que c’est moi ; je suis la cible d’athlètes. »
« Avec cette logique, faites nager Léon Marchand en short de bain
et Pogacar fera le Tour de France en vélib ! »
La publication, mercredi dernier, des nouveaux coefficients est loin d’être neutre. Bauchet s’attend à moins dominer sur les pistes de para ski alpin du monde entier : « Ça va être bien plus compliqué. Je suis celui qui a le plus perdu dans l’histoire. Je suis le seul athlète en LW3 qui fait des podiums, les (quatre) autres qui ont pu concourir en coupe du monde ont fini loin, à plusieurs dizaines de secondes. La performance n’est pas liée à la classification, mais à l’athlète, non ? Respectez mon handicap et mon travail ! »
Et de prendre des parallèles, avec son habituel sens de l’humour : « Il y aura toujours des meilleurs, des moins bons. Si vous respectez cette logique qu’on nous impose, faites nager Léon Marchand en short de bain et Pogacar fera le Tour de France en vélib ! Ça ne peut pas marcher ».
Certains doutent même de la véracité de son handicap
Plus surprenant, surtout pour quiconque a déjà eu la chance de croiser Arthur Bauchet, ce groupe de travail a ouvert la boîte de pandore. Pour beaucoup de ses adversaires, le natif de Saint-Tropez ne serait pas vraiment handicapé… Mieux, il a lu et entendu à plusieurs reprises qu’il ferait des crises à la fin de ses courses et marcheraient avec ses béquilles pour faire croire à un handicap. « Ils pensent que je n’ai plus rien une fois que je mets mes chaussures de ski », ajoute-t-il. Or ses tremblements, incessants et incontrôlables, ne sont pas une lubie pour se faire remarquer.
Même s’il reconnaît qu’il « y aura toujours à redire sur ce système de coefficients », le skieur de Serre-Chevalier ne compte pas se laisser faire. Il envisage s’adjoindre les services d’un avocat, alors que la Fédération française de ski et la Fédé handisport (FFH) sont au courant.
Christian Femy, le directeur des sports d’hiver à la FFH figurait dans ce groupe de travail et a déjà porté un recours auprès de la fédération internationale. « C’est difficile à comprendre qu’il y avait autant d’athlètes, ça manquait de personnes du médical, dit-il. Il n’y avait pas de femmes, ni de déficients visuels. La FIS m’a répondu que le groupe était ouvert à tout le monde ; certes c’est vrai mais cela nécessitait un très grosse charge de travail : une visio tous les deux jours et, entre chacune d’elle, beaucoup de temps pour analyser des milliers des chiffres. Il fallait vraiment avoir du temps libre. »
Femy : « Ça manque de clarté et de démocratie »
Christian Femy fait partie des gens qui n’ont pas voulu voter pour ce changement des règles, pour une raison simple : « On n’avait pas et on n’a toujours pas la description écrite de la méthode employée pour l’élaboration de ces coefficients. Ça manque de clarté. Et de démocratie : pourquoi n’ont-ils pas fait voter tous les para-skieurs ? »
Dans son courrier à la FIS, en mettant la Fédé française de ski et le Comité paralympique et sportif français (CPSF) en copie, ce dernier a listé « toutes les incohérences » qu’il a décelées « dans cette situation ambigüe ». Contactée, la Fédération internationale de ski n’a pas répondu à nos sollicitations.
« Je comprends qu’on veuille me baisser mon coefficient. Mais il faut rester sur des bases logiques et saines d’un point de vue médical »
Reste que, selon Christian Femy, Arthur Bauchet n’est pas prêt à lâcher son trône : « S’il continue à tout gagner cette saison, tout le mérite lui reviendra… et tout le monde dira que les calculs étaient bons ! Connaissant Arthur, il ne va rien lâcher ».
L’intéressé confirme : « Aujourd’hui, je sais que j’ai toujours les capacités de me battre pour gagner. Mais je veux que ce soit juste. Je comprends qu’on veuille me baisser mon coefficient. Mais il faut rester sur des bases logiques et saines d’un point de vue médical. Forcément, un athlète à qui il manque deux jambes sera plus handicapé qu’un athlète à qui il manque une main ».
Il persiste et signe : « J’irai jusqu’au bout, parce que je trouve que ce n’est pas juste. La méthode est incompréhensible ; comment des athlètes peuvent décider du sort d’autres athlètes ? »
La saison n’a pas encore débuté que le monde du para ski est déjà en feu.
Benoît GILLES