Face au narcotrafic, la France cherche son antidote

© Alain Robert

Un rapport du Sénat dépeint une France gangrenée par le trafic de drogue, avec Marseille en première ligne. Alors que le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, et le garde des Sceaux, Didier Migaud, sont attendus ce vendredi 8 novembre dans la cité phocéenne pour une visite consacrée à la lutte contre la criminalité organisée, la commission appelle à une refonte de la lutte anti-stupéfiants face à la violence et à l’« ubérisation » du trafic.

La venue des deux ministres dans la cité phocéenne intervient dans un contexte de tension accrue, décrit avec gravité dans un rapport de la commission d’enquête sénatoriale. Publié au printemps 2024, ce document dresse un tableau sombre de la situation en France, gangrenée par le narcotrafic. Il pointe en particulier Marseille, épicentre de règlements de comptes sanglants, et appelle à des réformes d’ampleur.

La commission prône une transformation radicale de la lutte anti-stupéfiants, plaidant pour la création d’un parquet anti-drogue et une réorganisation de la police judiciaire.

Un « tsunami blanc » de cocaïne et de violences

La commission sénatoriale ne mâche pas ses mots : la France est aujourd’hui submergée par un trafic de drogue sans précédent, entraînant dans son sillage une violence inédite. À Marseille, ville particulièrement exposée, les règlements de comptes liés au narcotrafic représentent jusqu’à 90 % des homicides et tentatives de meurtre entre délinquants. Selon l’Office central de lutte contre la criminalité organisée, ce phénomène place Marseille parmi les épicentres français de la violence criminelle.

Le rapport précise que cette violence liée à la drogue dans la cité phocéenne ne se limite plus aux seuls trafiquants de haut rang, qui utilisent des méthodes sophistiquées pour recruter de jeunes adultes précaires et des mineurs, employés comme guetteurs ou « petites mains » du trafic.

Dans cette dynamique, les auteurs évoquent l’essor d’un phénomène baptisé « jambisation », une méthode brutale où les narcotrafiquants blessent leurs cibles en tirant dans les jambes pour marquer leur territoire ou régler des différends internes.

Un trafic ubérisé et omniprésent

Le narcotrafic s’est profondément transformé, rendant la lutte d’autant plus complexe. Avec l’ubérisation du trafic, les dealers marseillais adoptent des stratégies plus flexibles et fluides, multipliant les canaux de distribution jusqu’à la livraison à domicile dans les zones rurales et périurbaines. Aujourd’hui, grâce au messagerie cryptée tels que Whatsapp, Telegram ou les réseaux sociaux avec Snapchat en particulier, la relation client-dealer a pris une autre envergue.

La drogue se commande alors comme un fast-food avec des livraisons express, entre 10 et 20 minutes. Pas rare non plus pour les consommateurs de recevoir par messages sur ces plateformes, les nouvelles offres et réductions proposés en fonction des grammes commandés.

En parallèle, la concurrence entre bandes pousse les prix vers le bas, générant une véritable économie souterraine agressive et exacerbant la violence locale. Marseille et d’autres villes touchées par ces nouveaux modèles de distribution subissent des alliances opportunistes entre bandes et l’apparition de nouvelles recrues toujours plus jeunes. La commission sénatoriale s’inquiète de l’utilisation massive des réseaux sociaux pour recruter mineurs et jeunes adultes précaires, utilisés comme guetteurs ou livreurs.

Moyens limités et inefficacité des opération « place nette »

Face à cette vague, le rapport dénonce les moyens limités dont disposent les forces de l’ordre, en particulier à Marseille. Alors que les trafiquants utilisent des technologies de pointe et des méthodes sophistiquées pour éviter les interpellations, les services répressifs manquent de technologies avancées, comme les systèmes de géolocalisation et les IMSI-catchers, capables de capter les communications téléphoniques dans des périmètres restreints.

Cette faiblesse technologique laisse le champ libre aux narcotrafiquants pour adapter leurs stratégies et renforcer leur emprise sur le territoire. De plus, le rapport critique l’efficacité des opérations « place nette » à Marseille, notant que ces interventions, bien que fréquentes, n’ont permis de saisir qu’une quantité dérisoire de drogues et ont peu d’impact durable sur les réseaux, qui se reconstituent rapidement.

Pour une réorganisation des moyens et une « DEA à la française »

Face à ce constat, la commission d’enquête appelle à une refonte des structures et des moyens anti-drogue. Elle propose notamment de renforcer l’Office anti-stupéfiants (Ofast), en le dotant d’un pouvoir de coordination accru et d’équipements spécialisés, et en le transformant en une sorte de « DEA à la française ». Cet organisme réorganisé se concentrerait davantage sur les têtes de réseau, réduisant l’écart avec les trafiquants internationaux dont la présence en France ne cesse de croître.

La commission recommande également la création d’un parquet national anti-stupéfiants (Pnast), dédié au suivi des grandes affaires de trafic et capable de centraliser les efforts pour une efficacité renforcée. Ce parquet serait compétent pour la gestion des « repentis » et des informateurs civils, une stratégie largement utilisée dans d’autres pays européens pour démanteler les réseaux.

Marseille, carrefour des réseaux internationaux

Le rapport insiste sur la dimension internationale du trafic de stupéfiants qui gangrène Marseille. En raison de sa position géographique et de ses liens historiques avec l’Afrique du Nord, la cité phocéenne est la plaque tournante pour la cocaïne sud-américaine, la résine de cannabis nord-africaine et les drogues de synthèse européennes. Cette situation rend les dispositifs locaux particulièrement vulnérables et impose une collaboration étroite avec les partenaires européens pour démanteler les réseaux transnationaux.

La commission propose ainsi de renforcer les outils de coopération avec les pays d’origine et de transit, comme le Maroc ou la Guyane, et de durcir les contrôles douaniers dans les ports et les aéroports marseillais. Elle appelle aussi à des mesures drastiques pour réduire les points de vente dans les quartiers et pour empêcher les bandes criminelles de réinvestir des territoires nouvellement pacifiés.

Réinventer la lutte anti-narcotique

Dans ses recommandations finales, la commission d’enquête du Sénat souligne l’urgence de mobiliser des moyens conséquents pour répondre à cette crise, sous peine de voir Marseille et d’autres grandes villes françaises se transformer en territoires où la loi des cartels prime sur celle de l’État.

Outre le renforcement des effectifs et des équipements, le rapport prône l’expérimentation de nouvelles méthodes de surveillance, avec un recours accru à l’intelligence artificielle pour détecter les trafics sur les réseaux sociaux, ainsi qu’une judiciarisation plus ferme des jeunes mineurs impliqués dans le trafic.