Le jeu de Marseille : Quand les surréalistes en exil réinventent les cartes sous l’Occupation

À la villa Air-Bel, les surréalistes détournent les cartes à jouer pour tromper l’attente et créer un « jeu de Marseille » à leur image. Ce mercredi, dans le cadre des 80 ans de la Libération, découvrez la suite de notre série, après le premier volet consacré à la vie de Varian Fry, ce héros discret sans qui ces artistes n’auraient jamais pu fuir l’Europe nazie.

Alors que Marseille célèbre les 80 ans de sa libération, Le Méridional revient sur les destins entrecroisés de ceux qui, dans les heures sombres de l’Occupation, trouvaient refuge dans la ville portuaire.

Si l’histoire de Varian Fry, ce journaliste américain qui orchestra le sauvetage de plus de 2 000 intellectuels et artistes, est aujourd’hui reconnue, une autre anecdote, parfois plus célèbre que son propre nom, résonne toujours : celle du « jeu de Marseille ».

Novembre 1940, Jean Malaquais, écrivain réfugié, raille la scène depuis son carnet. À la villa Air-Bel, vaste bastide nichée à l’est de Marseille, la fine fleur du surréalisme s’emploie à détourner les cartes à jouer.

André Breton et les autres redessinent les figures des rois et des reines, les transforment en mages et en sirènes, en génies de la Révolution, de l’Amour, ou du Rêve. Marcel Duchamp, André Breton, Jacqueline Lamba, Max Ernst et d’autres colosses de l’avant-garde, exilés à Marseille, attendent des visas qui tardent à venir. Entre deux séances de cadavres exquis, ils créent ce que l’on appellera « le jeu de Marseille ».

Artistes en exil à la Villa Air-Bel

Ironie grinçante : dans cette maison baptisée « Château-espère-visa » par l’écrivain Victor Serge, la créativité débridée masque à peine l’angoisse du départ. Sur les cartes, Pancho Villa, Sigmund Freud ou Sade deviennent des figures emblématiques.

Mais derrière cet exercice collectif se cache une réalité plus cruelle : leur exil dépend de l’Amérique, et de cet homme, Varian Fry, qui tisse en secret les routes de leur sauvetage.

Un projet créatif qui masque l’angoisse de l’attente

Les surréalistes, en attendant leur délivrance, recréent le monde à travers les cartes, comme pour détourner l’inéluctable. Le processus créatif des cartes, réalisé avec des crayons et des encres de fortune, illustre à la fois l’urgence de la situation et l’engagement collectif de ces artistes à préserver leur esprit malgré l’oppression.

Leurs cartes ne respectent plus les codes traditionnels : les figures du roi, de la reine et du valet sont remplacées par des « génies » et des « mages » incarnant la connaissance, l’amour et la révolution. Ces symboles traduisent une tentative de subversion poétique en réponse à la violence du régime nazi​.

Varian Fry, l’homme derrière le sauvetage des avant-gardistes

C’est bien Varian Fry, ce journaliste discret, qui fait le lien entre leur imagination effervescente et la réalité brutale de l’Occupation. À travers son réseau clandestin, il bravera les autorités de Vichy pour exfiltrer ces artistes en danger.

L’histoire du « jeu de Marseille » a traversé les décennies, exposée au MoMA de New York dès 1943, puis rééditée à plusieurs reprises, comme un symbole de résistance créative.

Le jeu, petit Panthéon onirique, survit dans les musées, tandis que la mémoire de Fry, longtemps effacée, a repris lentement sa place dans l’histoire.

Comme le soulignait France Culture, en 2023, ce contraste entre la célébrité des œuvres et l’oubli du sauveur éclaire une part troublante de notre mémoire collective : « Comment une œuvre collective fabriquée avec trois bouts de ficelle peut-elle avoir une postérité plus prolifique que celui qui a mis à l’abri la fine fleur de l’intelligentsia européenne ? »​ (The Jewish Foundation for the Righteous, Holocaust Encyclopedia).

Du mythe artistique à la reconnaissance historique

Le Musée Cantini avait mis à l’honneur la vie de Varian Fry dans une exposition l’année dernière. Si elle n’est plus d’actualité – c’est fort dommage en cette année commémorative – ce célèbre jeu est disponible à la vente permettant ainsi aux visiteurs de s’approprier un fragment de cette histoire unique où l’art et la survie se confondent​.

Aujourd’hui, alors que Marseille commémore sa libération, cette histoire méconnue mérite d’être mise en lumière. Car si « le jeu de Marseille » témoigne de l’âme surréaliste, Varian Fry incarne, quant à lui, la ténacité et l’altruisme sans lesquels cette avant-garde n’aurait jamais survécu.

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