Alors que Marseille célèbre les 80 ans de sa libération les 27 et 28 août 2024, Le Méridional a choisi de revenir sur l’histoire méconnue de Varian Fry. Ce journaliste américain, en pleine période d’oppression nazie, a risqué sa vie pour sauver des centaines d’artistes et d’intellectuels menacés de déportation. Aujourd’hui, à l’occasion de ces commémorations, son engagement discret et héroïque mérite d’être rappelé et salué.
Marseille, août 1940. Le mistral souffle, mais ne chasse pas l’ombre. Marseille est prise dans un étau, celui des bottes qui claquent sur les pavés et des regards qui se méfient. La ville phocéenne s’étouffe sous le poids de l’occupation nazie et la surveillance implacable du régime de Vichy.
La mer est là, immense, mais nul horizon ne semble s’offrir. Dans ce décor de chaos silencieux, un homme marche. Un Américain, venu d’un autre monde pour secourir des âmes que l’Europe, déchirée par la folie, tente d’étouffer. Un homme ordinaire s’apprête à accomplir l’une des plus grandes œuvres de sauvetage de la Seconde Guerre mondiale.
Varian Fry, journaliste américain. Un nom parmi d’autres, un visage dans la foule. Mais cet homme n’est pas venu pour observer. Il est ici pour arracher des vies à la fureur nazie.
L’Emergency Rescue Committee l’a dépêché avec une liste : des noms, des visages, des destins condamnés. Artistes, écrivains, penseurs – tous traqués. Dans les ruelles de Marseille, le temps est compté, chaque minute pourrait être la dernière. Fry le sait. Il faut faire vite. Il ne s’agit plus d’aider, il s’agit de sauver.
En trois semaines, Varian Fry devait aider quelques centaines de réfugiés à fuir la France, en facilitant l’obtention de visas pour les États-Unis. Ce qui devait être une mission administrative prend une dimension épique. Il faut exfiltrer des vies. Et cela, par tous les moyens.
Hôtel Splendide et Villa Air-Bel, bastions de la résistance intellectuelle
À Marseille, Varian Fry prend ses quartiers à l’Hôtel Splendide, un nom bien trompeur pour ce qui devient rapidement une plaque tournante de la résistance intellectuelle.
Les chambres de l’hôtel bruissent de conversations feutrées. Les murs cachent des secrets, des papiers, des identités fabriquées de toutes pièces. Ici, on refait le monde, mais surtout, on tente d’en échapper.
Le hall de cet hôtel voit défiler ceux qui marqueront l’histoire culturelle de l’Europe : Marc Chagall, Max Ernst, Hannah Arendt, André Breton… L’art devient alors un acte de résistance, une manière de ne pas céder face à l’inhumain.
Mais ce n’est pas suffisant. Il faut un lieu plus sûr. C’est alors que la Villa Air-Bel, en périphérie de Marseille, ouvre ses portes. Cette villa n’est pas un simple abri. C’est une forteresse intellectuelle, un îlot où se réfugient des esprits acculés mais jamais vaincus.
Wilfredo Lam, Marcel Duchamp – eux aussi y trouvent asile. Et malgré le danger qui plane, malgré les barrages, la lumière y brille encore. La création ne s’arrête pas, elle explose même, comme une dernière flambée avant la nuit.
Mais Varian Fry n’est pas un simple bureaucrate. Il est un homme qui refuse de voir l’injustice gagner. À une époque où la bureaucratie américaine reste indifférente, lui falsifie des passeports, orchestre des fuites à travers les Pyrénées, négocie dans l’ombre avec des passeurs.
La légalité ? Une notion bien relative lorsqu’il s’agit de sauver des vies.
Dans les ruelles de Marseille, sous le nez des autorités de Vichy, Varian Fry s’entoure d’une équipe hétéroclite : réfugiés eux-mêmes, expatriés américains, résistants locaux.
Ensemble, ils forment un réseau clandestin où chaque faux papier, chaque visa falsifié, chaque bateau affrété pour l’Amérique ou le Maghreb devient une bouée de sauvetage.
Exilé, mais jamais réduit au silence
Mais Fry sait qu’il ne pourra pas éternellement déjouer les griffes de Vichy. Après treize mois de lutte acharnée, le sauveteur est contraint de quitter la France. Expulsé par les autorités de Vichy en 1941, il retourne aux États-Unis, brisé mais déterminé à poursuivre son combat.
Aux États-Unis, il tente de réveiller les consciences endormies publiant des articles alarmants sur le massacre des Juifs en Europe, dénonçant les politiques d’immigration restrictives des États-Unis. Mais ses appels, ses cris d’alerte tombent dans un quasi-silence. L’Amérique ne veut pas entendre.
Pendant des décennies, son nom est oublié. Un homme qui a tenté, seul ou presque, de renverser la marée noire qui déferlait sur l’Europe. Ce n’est qu’en 1994 que son nom ressort enfin des archives de l’oubli. Juste parmi les Nations – ainsi est-il nommé par Yad Vashem, l’institution israélienne dédiée à la mémoire de la Shoah, en 1996; devenant ainsi le premier Américain à recevoir cet honneur.
En 2023, son histoire retrouve un écho contemporain à travers l’adaptation de ses actions héroïques par la série Transatlantique sur Netflix. Ce drame historique, inspiré de son parcours à Marseille, permet de rappeler au monde l’ampleur du courage de Varian Fry.
Marseille, 2024 : l’écho des héros invisibles
Aujourd’hui, à l’occasion des 80 ans de la libération de Marseille, le souvenir de ce héros à la discrétion têtue qui lui permettait de tromper les autorités, résonne comme un écho aux idéaux qu’il portait : la résistance à l’oppression, la solidarité envers les opprimés et la quête de justice.
Ces commémorations sont l’occasion de rendre hommage à ce héros oublié, mais aussi de rappeler à quel point l’histoire de la Résistance est faite de mille visages. Des combattants, bien sûr, mais aussi des hommes et des femmes qui, à l’image de Fry, ont refusé de se soumettre à la barbarie en apportant leur aide, au péril de leur vie.
Pour prolonger cet hommage, une projection-débat du documentaire Varian Fry, Visas pour la Liberté de Matthieu Verdeil se tiendra à Marseille le mardi 17 septembre, en présence du réalisateur. Cet événement sera l’occasion de revenir sur le parcours de cet homme d’exception et de comprendre, à travers les témoignages et analyses, comment son action a marqué Marseille, l’Europe, et l’histoire de l’humanitarisme.
Yara Lestel