Défense nationale : la grande débâcle

« Pour soutenir la guerre, trois choses sont nécessaires : de l’argent, de l’argent, encore de l’argent », a prophétisé le maréchal de France Gian-Giacomo Trivulzio au XVIème siècle. Il avait raison le Condottiere. L’argent a été et restera à jamais le nerf de la guerre. Louis-Alain Roche, ingénieur général de l’armement, diplômé de Polytechnique et de l’école supérieure de guerre, titulaire des affectations les plus prestigieuses au ministère de la Défense, ancien contrôleur général des armées en mission extraordinaire, commandant de la Légion d’Honneur, commandeur de l’ordre national du Mérite, a commencé samedi 14 janvier sa visioconférence sur la loi de programmation militaire en citant cette pensée célèbre d’un ancien guerrier émérite qui jamais ne trouva le repos, hormis le jour de sa mort.

Ce qui était diablement vrai sous le règne de Louis XII l’est toujours au XXIème siècle. Sans argent, sans moyens, sans munitions, sans recrues, sans formation adéquate, aucune guerre n’est possible. Voilà pourquoi la loi de programmation militaire, prévue pour doter les trois armées françaises (Terre-Air-Mer) des moyens nécessaires pour faire face à n’importe quel conflit armé, est d’une importance capitale pour l’avenir de la nation. Celle qui régit notre pays aujourd’hui est en principe valable de 2019 à 2025 mais la particularité de cette programmation, c’est qu’elle est modulable à tout moment par le gouvernement en fonction des impératifs de l’actualité internationale.

Par exemple, la loi votée le 13 juillet 2018 forte de 34,2 milliards d’euros de crédits de paiement a bénéficié d’une rallonge de 1,7 milliard d’euros en 2019, en 2020, en 2021, puis en 2022, et le gouvernement va quasiment doubler cette soulte en 2023 avec trois milliards d’euros supplémentaires. Trois milliards qui risquent, hélas, d’être grignotés par l’inflation galopante. M. Louis Alain Roche a précisé que cette loi prévue tous les sept ans couvre la totalité des dépenses de l’Etat mais aucune d’entre elles n’a été respectée sur la durée et les finances sont quasiment retouchées ou réorientées tous les ans.

La difficulté de maintenir un budget fixe provient aussi du fait que les commandes d’avions ou de vaisseaux de guerre exigent au moins cinq ans de fabrication et, par conséquent, des paiements échelonnés et de fréquents reports de charges. Le ministère des Armées reste le plus gros investisseur de l’Etat et Bercy, c’est à dire le ministère des Finances, qui a voix au chapitre dans tous les autres domaines, ne peut pas porter atteinte à ces reports de charges. La loi de programmation ne prévoit aucune compensation de l’inflation mais elle peut accorder des crédits supplémentaires aux armées en cas de hausse des carburants et il faut bien reconnaître que les tarifs de l’essence jouent au « yoyo » actuellement.

Bref, ce qui caractérise cette programmation, c’est que les crédits qui lui sont alloués sont aléatoires. La demande réitérée à maintes reprises de l’organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) de porter le budget de la défense de chaque Etat membre à 2 % du produit intérieur brut n’est respectée que par trois pays : la Grèce, la Turquie et la Grande-Bretagne. La hausse des effectifs militaires est également sujette aux caprices de l’actualité : en 2019, 2021 et 2022, moins de cinq cents recrutements ont été effectués alors que 1500 par an sont prévus de 2023 à 2025, comme si l’Europe était appelée à devenir un champ de bataille par procuration.

Ce débat très technique a été animé par le lieutenant-colonel Constantin Lianos, président de l’association des anciens combattants et amis de la Légion Etrangère en liaison avec plusieurs centaines de participants de nombreux pays.

En dépit de ses précautions de langage, M. Louis-Alain Roche, au demeurant très honnête et loyal dans son exposé, n’a pas caché que les finances publiques de la France sont quasiment « en état de faillite », comme le pronostiquait déjà François Fillon lorsqu’il était Premier ministre. La Cour des Comptes prévoit un report des charges et un reste à payer de…cent milliards d’euros en 2025, soit quatre ans d’investissements ! Or, les besoins supplémentaires pour rénover le matériel et stocker des munitions sont immenses. On se déleste du matériel vieillissant ou obsolète en bradant à l’Ukraine des canons Caesar et des Rafales d’occasion à la Grèce et à la Croatie. Il n’en reste pas moins vrai que l’équipement des armées françaises a pris un retard considérable et que personne ne peut le nier.

Il nous manque, selon l’intervenant, une bonne dizaine de milliards pour respecter les objectifs de la loi de programmation militaire à l’horizon 2025. On grignote sur tous les budgets, y compris sur les volumes d’entraînement en avions de combat (140 heures au lieu des 180 règlementaires). Les médecins militaires sont de plus en plus rares et les mécaniciens aéronautiques s’orientent vers le secteur privé pour gagner davantage.

 Quant aux spécialistes de la cyberdéfense, très recherchés, ils préfèrent eux aussi les salaires confortables que peuvent leur octroyer les banques et les assurances, toujours en quête de mécanismes de sécurité supplémentaires. Dans la Marine, ce sont les chefs de quart qui font défaut car ils hésitent de plus en plus à s’engager pour de longues périodes.

On pourrait croire que la coopération européenne atténue les effets de cette Bérézina financière qui risque d’entraîner, qu’on le veuille ou non, la vassalisation définitive de l’espace européen par les Etats-Unis. Il n’en est rien. Si l’on se réfère au système de combat aérien du futur, doté de cent milliards entre la France, l’Allemagne, et l’Espagne, « on a mis deux ans à se mettre d’accord avec d’interminables négociations entre industriels », révèle M. Louis Alain Roche. Si l’on se fonde sur le MGCS (Main Ground Combat System), c’est-à-dire le projet d’armement franco-allemand lancé en 2012 pour succéder aux chars Leclerc, le dossier est bloqué en raison de divergences sur le partage des travaux.

Quant au programme « Tigre Standard 3 », concernant la construction de nouveaux hélicoptères d’attaque, il était conçu jusqu’en 2040 en collaboration avec les Espagnols et les Allemands. Or, les Allemands ont abandonné le projet au milieu du gué en décidant d’acheter des hélicoptères américains ! La Marine française n’est pas mieux lotie puisque, là aussi, les Allemands devaient collaborer avec les Français pour l’élaboration de nouveaux avions de patrouilles  maritimes (Pat-Mar) et qu’ils ont changé leur fusil d’épaule pour se procurer des modèles américains.

Tout se passe comme si l’Allemagne ouvrait en grand le parapluie de l’Otan et se plaçait sous la haute protection des Etats-Unis en lui donnant toutes les garanties possibles de son allégeance, la France devenant dans cette tractation souterraine…la dernière roue du char !

Reste que les budgets 2024-2025 ne sont toujours pas fixés et qu’ils réclament des efforts draconiens. Les responsables des diverses armées ont d’ores et déjà signifié leurs besoins respectifs et ils sont très au-dessus du rapport « Ambition 2030 ». En réalité, chaque armée a des besoins qui ne seront pas couverts, faute d’argent disponible. Les effectifs de l’armée de terre peuvent désormais tenir dans le stade de France (77 000 combattants), nous n’avons plus assez de blindés opérationnels, notre artillerie est sous-dotée avec 50 canons Caesar au lieu de 72 et notre stock de munitions est en voie d’extinction, même si deux milliards ont été octroyés pour 2023. Nous ne sommes pas très vaillants non plus en matière de drones de combat, la Marine a des problèmes pour être présente dans l’océan Indien et l’océan Pacifique à tel point que M. Roche a fait ce diagnostic inquiétant : « notre flotte française est faible au regard de la tension mondiale ».

Et notre seul porte-avions nucléaire n’est pas en mesure de naviguer lorsqu’il est en restauration à quai. Quant à l’armée de l’air, sa flotte de très gros avions de transport est nettement insuffisante pour remplacer les vieux C.130. Donc, la somme des besoins dépasse largement tout ce que Bercy prévoyait d’affecter à la Défense nationale et il faudra procéder à des « arbitrages ». Il faudra aussi – mais il n’est pas politiquement correct de le reconnaître – dépendre d’autres pays pour assurer notre défense, ce qui annule notre ambition gaullienne d’indépendance.

Lorsque la loi sera votée à la fin du printemps 2023, chacun pourra s’apercevoir que la France est en plein « déclassement ». En pleine débâcle militaire. Les Allemands avec un budget de cent milliards supplémentaires en trois ans et les Britanniques nous ont déjà dépassés. Le Japon lui aussi fait des efforts d’armement considérables. La Pologne, la Suède, l’Espagne font de même. La France sera-t-elle le bonnet d’âne de l’Otan ?

La France n’a plus vraiment l’âme guerrière et son service national universel s’apparente à une organisation de vacances pour la Jeunesse. La menace hypersonique russe et chinoise est réelle et ces missiles sont si dangereux que nous avons en permanence une épée de Damoclès sur notre tête. Sommes-nous à la veille d’un conflit majeur entre la Russie et l’Europe ? M. Roche a affirmé qu’il ne pouvait pas répondre à cette question brûlante.

Nos marges de négociation s’amenuisent avec l’Allemagne. Nos difficultés en hommes et en matériel paraissent inextricables et, selon le général Jean-Paul Andréoli, qui a conclu ce débat crucial, la France risque d’être confrontée « à de sérieux dilemmes ». « Nous avions un modèle complet d’armée qui se traduit aujourd’hui par des capacités embryonnaires. En Ukraine, a-t-il fait observer, on utilise des armes ordinaires que nous ne sommes plus en mesure de produire en raison de choix politiques. Il y a beaucoup d’équations à résoudre et aucune n’est simple… » Ce qui manque cruellement à la France, c’est…de l’argent, de l’argent, encore de l’argent !

José D’Arrigo

Rédacteur en Chef du « Méridional »