International – Défense – L’Estonie et ses alliés s’entraînent à faire face à un conflit de haute intensité

Du 6 au 13 octobre s’est déroulé l’exercice Bold Hussar en Estonie dans le cadre d’un entraînement des troupes de l’Alliance atlantique. Il est un moyen de dissuasion alors que la Russie devient de plus en plus menaçante.

L’aube peine à se lever sur la Taïga. Le froid est pinçant. Il tiendra sa promesse d’un hiver rude. A l’abri dans le bois sombre, des formes s’agitent en silence. Seul le rouge flamboyant de plusieurs feux de camp marque la présence des militaires français. Dans le rétroviseur d’un VAB (véhicule de l’avant-blindé), le lieutenant Guillaume grime son visage aux couleurs de son treillis. Le départ est proche. Tous le sentent et coiffent leur casque lourd et enfilent leur gilet de combat. Un test radio rapide avec son chef de groupe, le sergent Enzo, et l’officier donne l’ordre à ses hommes d’embarquer. Il commande 32 soldats, répartis dans trois VAB. A travers l’obscurité, les véhicules se mettent en route dans un vrombissement de moteur. Le sergent Enzo a son buste à l’extérieur, par le toit. De sa position, il observe l’horizon : « Quel froid ! Il ne faut pas croire que les chasseurs alpins ne le ressentent pas, c’est une légende ! », plaisante Enzo. « On attend la formation de notre compagnie. Nous allons attaquer par l’ouest et d’autres vont attaquer à l’est. Tout le monde s’aligne pour que le capitaine coordonne l’attaque », précise le sergent. Enzo n’est pas à sa première mission à l’étranger. Il a notamment été déployé sur l’opération Barkhane, au Mali.

© DR Le sergent Enzo n’est pas à sa première mission à l’étranger. Il a notamment été déployé sur l’opération Barkhane, au Mali.

« On est préparé à aller au combat »,

souligne le militaire en souriant.

L’ampoule du VAB éclaire à peine les visages des militaires qui échangent quelques plaisanteries. Nous sommes dans le véhicule de tête. Le lieutenant Guillaume s’attend à une série d’embuscades. « Cette nuit, des commandos se sont infiltrés à travers les lignes adverses. Là où nous allons, il y aura beaucoup d’ennemis ! »

Depuis presque 5 mois, les soldats du 7e bataillon de chasseurs alpins sont en mission en Estonie avec les artilleurs du 93e régiment d’artillerie de montagne et les légionnaires du 2e régiment étranger de génie. Tous sont issus de la 27ème brigade de montagne et forment un contingent de 200 militaires auxquels s’ajoute 100 militaires chargés du soutien des troupes. Ensemble, ils forment ce qu’on appelle dans le jargon militaire un sous-groupement tactique interarmes (SGTIA). En somme, une force armée dotée de plusieurs capacités : infanterie, artillerie et génie. Cela fait presque une semaine que les hommes du SGTIA, sous les ordres du capitaine Mayeul, dorment à la fraîche. Ils participent à l’exercice Bold Hussar, autrement dit le « le hussard audacieux » qui marque la fin de leur mission dans la région balte.

Dans l’exercice, les Français appuient les chars britanniques dans l’invasion fictive de l’Estonie. Aidés des chars danois et d’éléments britanniques, les militaires estoniens doivent repousser l’attaque. Ce scénario est créé de toutes pièces par la 1re brigade estonienne, basée à Tapa. Pourtant, il répond à une menace bien réelle venue de l’Est aux yeux des Estoniens. Selon leurs estimations, la Russie occuperait l’Estonie en 6 jours en cas d’invasion d’où la nécessité pour eux de s’entraîner.

© DR Le lieutenant Guillaume pendant l’exercice interallié Bold Hussar réalisé dans le cadre de l’OTAN

La menace russe

La France est présente en Estonie depuis 2016 sous le nom de la mission LYNX. Une présence décidée en 2016 au sommet de Varsovie, suite à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, avec les chefs d’États et gouvernements membres de l’Alliance. La France s’intègre, de manière non permanente, au sein de la présence avancée renforcée de l’OTAN (eFP – enhanced Forward Presence) aussi appelée Battle Group. Il existe plusieurs eFP en Europe : en Pologne, en Lettonie, en Lituanie et plus récemment en Roumanie, pays dans lequel la France est nation cadre. Dans le cas de l’Estonie, cette force internationale est sous le commandement du Royaume-Uni, la nation cadre en Estonie, qui est elle-même subordonnée au commandant de la première brigade estonienne, le colonel Andrus Merilo. « Nous devons nous entraîner pour défendre notre pays et notre peuple contre n’importe quel ennemi, quelles que soient sa puissance et sa provenance. Depuis notre indépendance de l’URSS, nous construisons notre défense dans ce but », souligne le colonel Merilo. Sur la question des agresseurs probables, le colonel hésite puis affirme : « nos possibles agresseurs pourraient venir de l’Est. Si vous comparez la taille de l’Estonie à celle de la Russie, vous comprenez bien que nous n’y arriverons jamais seuls. L’OTAN est le moyen d’être prêt à faire face à toutes les menaces. » L’Estonie est membre de l’OTAN et de l’Union Européenne depuis 2004. La France n’en est pas à son premier entraînement interallié en Estonie. Pourtant, Bold Hussar est l’un des plus importants, en termes de moyens déployés, réalisés dans le cadre de l’OTAN avec 1 300 militaires et 44 chars lourds de combat. Il a pour but d’entraîner les Français, Estoniens, Britanniques et Danois à se battre ensemble dans le cas d’un conflit de haute intensité.

Cet exercice de grande ampleur a, cette année, une dimension plus particulière en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.

« La posture de l’OTAN sur le flanc est se résumait à défense et dissuasion. Aujourd’hui, on est plus dans la posture défensive. »,

souligne une source militaire.

Suite à l’agression de la Russie, le président français Emmanuel Macron a prolongé la présence des militaires de la mission LYNX, qui auraient dû être relevés par l’armée danoise selon un système de roulement. Aujourd’hui, l’armée danoise est dans la base et les Français sont restés. Il y a donc environ 3 000 militaires à Tapa, pour une base qui peut en accueillir 2 000. Les logements sont spartiates : les Français sont installés dans des hangars aménagés en dortoirs tandis que certains éléments britanniques dorment sous tente.

Chaque nation ne qualifie pas l’ennemi de la même façon. Pour les Estoniens et les Britanniques, la menace est russe, indéniablement. Pour les Français, cela est plus complexe. La position de la France est délicate dans ce conflit : à la fois ouverte au dialogue avec la Russie et pourtant partie prenante aux efforts de l’OTAN et de l’Union Européenne pour stopper ses velléités expansionnistes. « L’Estonie n’est pas un théâtre d’opérations », tient à souligner le lieutenant-colonel Lefèvre, commandant de la mission LYNX, « Nous nous préparons au conflit de haute intensité, un conflit de bombardements. C’est important que ce sous-groupement tactique apprenne à y faire face dans un contexte interallié. Mon rôle est de m’assurer que les éléments français soient bien employés dans cette mission. Ce partage entre les nations évolue avec les besoins des Estoniens qui sont les plus importants. Mais, nous devons bien leur faire comprendre où se situe notre engagement et permettre aux Estoniens de disposer de structures de commandement. »

Bienfaits et limites de l’interopérabilité

« Débarquez ! Débarquez ! », les ordres du lieutenant Guillaume fusent à travers les bruits de détonations à blanc. Les Français sont pris dans une embuscade. Avec rapidité et malgré un équipement lourd, les soldats sautent hors du VAB et se postent à la lisière de la forêt. « L’ennemi s’est infiltré par les lisières. » Le sergent Enzo rend compte au lieutenant. Par des signes de la main, il fait avancer ses hommes. Bilan de l’action : deux « blessés » qui seront évacués dans l’hôpital de campagne. Tout est fictif mais les militaires doivent s’exercer dans les conditions du réel. Les arbitres estoniens, militaires de carrière, sont là pour y veiller. Les chars britanniques font un écran de fumée pour protéger la manœuvre.

© DR Les hommes du SGTIA en plein exercice dans la Taïga estonienne. Dans l’exercice, les Français appuient les chars britanniques dans l’invasion fictive de l’Estonie.

« L’ennemi profite de tous les carrefours et tous les obstacles pour nous ralentir »,

analyse le lieutenant Guillaume,

« en plus des tirs d’artillerie. Les chars ne peuvent pas s’enfoncer dans la forêt et doivent rester sur des axes réduits, d’où notre mission de les protéger en débarquant dans les lisières. Nous sommes très mobiles. » L’ensemble des mouvements du SGTIA est coordonné par le major Nick au poste de commandement avancé.

Caché dans la forêt, le poste de commandement (PC) du Battle Group est en ébullition. Protégé par quatre véhicules blindés sur lesquels des bâches kaki sont étendues, le major Nick suit l’ensemble des mouvements de ses troupes. Les cheveux blonds en bataille, les traits tirés, le Britannique est le numéro deux de l’eFP. La radio crépite à son oreille, comme folle. « I’m quite busy », dit l’officier avec humour, « je collecte les informations du renseignement, du génie, de l’infanterie, de l’artillerie et de la cavalerie. Je suis informé de tout. » Arrivés trois semaines plus tôt, les Britanniques du King’s Royal Hussar font leur exercice d’intégration. « J’avais déjà fait un exercice similaire en Pologne en mai 2022 mais c’est ma première fois avec les Français. La communication est notre plus grand défi lorsque nous travaillons ensemble notamment au PC. » Penché sur une carte, le capitaine Maxime écoute attentivement le major Nick. Le capitaine a pour mission de faire l’intermédiaire entre le major Nick et les troupes françaises. Malgré tout, la barrière de la langue reste un défi en bout de chaîne. En témoignent les déboires de la section du lieutenant Guillaume qui vient de perdre deux VAB. « Les Britanniques nous avaient dit qu’ils avaient déminé la zone », explique le sergent Enzo, « mais en réalité, ils ont juste fait un itinéraire de contournement sans nous prévenir de la manœuvre. On a avancé en pensant que c’était bon… » Le lieutenant s’entretient avec l’observateur estonien responsable du bon déroulement du scenario. Rien n’y fait et ses deux véhicules sont à l’arrêt pour quelque temps. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Tout le monde s’accorde à dire que la communication reste un obstacle, en plus des procédures d’engagement sur le terrain différentes : « interopérabilité ne veut pas dire tout mélanger », affirme le commandant Wolf, le commandant en second du SGTIA. L’OTAN semble durablement s’installer en Europe et assurer sa défense. L’Europe de la défense est un concept qui s’éloigne à mesure que la Russie se rapproche des frontières.

La journée s’achève pour les militaires du SGTIA. Une pluie fine perle les treillis et les visages fatigués des soldats de la section. La journée a été rude, ponctuée de nombreuses embuscades allant jusqu’à l’assaut de tranchées.

« Mes hommes font leur métier donc forcément ils sont contents ce soir »,

annonce le lieutenant Guillaume,

« est-ce qu’on peut dire qu’on est prêt au combat de haute intensité ? Difficile à dire car il y a une différence entre un exercice et la guerre. On n’est jamais vraiment prêt à affronter le réel, les balles qui sifflent, les bombardements, la mort… On ne peut pas dire comment on va réagir. Par contre, on est certain d’avoir les bons réflexes et les bons automatismes grâce à nos entraînements. » La nuit ne fait que commencer. Les chars ont l’interdiction de circuler après 19 heures mais le bruit court qu’un assaut se prépare, tandis que l’épaisse Taïga a déjà englouti les militaires.

En couverture – Photo DR : Le lieutenant Guillaume commande 32 soldats dans le cadre l’exercice Bold Hussar

Reportage réalisé par Marie-Charlotte NOULENS

Marie Charlotte Noulens
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Marie-Charlotte Noulens est journaliste depuis cinq ans. Elle est passée par la presse locale en Normandie avant de travailler à Bangkok pour « Asie Reportages ». Elle a rejoint ensuite le magazine « Aider les autres à Vivre », pour lequel elle écrit sur des sujets de société, principalement dans des zones touchées par la guerre ou encore, autour de la précarité en Afrique, au Moyen Orient et en Asie du Sud-Est. Elle se déplace à l’étranger et livre dans les colonnes du Méridional ses analyses sur l’actualité internationale.