Guerre des images, guerre des micros, confrontation des émotions et des indignations, justifications diverses de la crise : la guerre d’aujourd’hui a changé de visage et de nature. Pour Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense, auteur d’un livre magistral intitulé « Vendre la guerre », le « complexe militaro-intellectuel » a pour mission de rendre la guerre possible, voire souhaitable, en s’appuyant sur les ressorts identitaires. Pour parvenir à convaincre les populations du bien-fondé d’une guerre, il faut recourir à des « sachants » ou des « experts » qui viennent à longueur d’antennes tenter de vous persuader que la guerre est « juste » et « légitime ». Ce sont des agents de propagande qui s’expriment sous le masque de la neutralité intellectuelle, mais ce sont en réalité les premiers soldats avancés de la militarisation annoncée.
L’auteur a longtemps fréquenté les hautes sphères du renseignement et de la Défense, il connaît parfaitement son sujet et le décline avec pertinence et clarté. Pierre Conesa a compris depuis la guerre du Golfe, gagnée en cent vingt heures, que la guerre est désormais devenue un spectacle que chacun souhaite vivre en direct à la télévision. Sans images adéquates, il n’y a pas de guerre, il n’y a que des massacres anonymes.
Pourtant, la guerre n’est pas un phénomène anodin. C’est le creuset de l’inversion des valeurs universelles : l’interdiction de tuer son prochain, inscrite dans l’Evangile, devient une obligation de tuer l’ennemi. Et celui qui refuse cette besogne belliciste peut être exécuté pour trahison ou désertion par ses compatriotes. Or, pour parvenir à faire accepter cette violence paroxystique à l’opinion publique, il faut une intense propagande télévisuelle et radiophonique visant à légitimer l’intervention.
l’inversion des valeurs universelles
Les intellectuels choisissent la bonne crise, ils interpellent les politiques au pouvoir et leur « suggèrent » une intervention en usant de la double négation suivante : « On ne peut pas ne pas agir ». Sous-entendu, si vous n’agissez pas, eh bien vous serez vous-même à ranger parmi les criminels qui ont fait preuve d’un aveuglement coupable face à une injustice flagrante.
C’est ainsi que la France a pu dans le passé s’auto-mandater comme « gendarme international ». Le champion toutes catégories dans ce domaine de l’intervention des « bons » contre les « méchants » étant évidemment les Etats-Unis d’Amérique qui se sont fourvoyés à maintes reprises en Asie et au Moyen-Orient. Ce que dit avec un indiscutable talent Pierre Conesa, c’est que la guerre hors caméras n’est plus vraiment une guerre. C’est un conflit sans nom dont les milliers de victimes demeureront anonymes.
une guerre hors caméras
Comment le complexe militaro-intellectuel s’y prend-il pour « pasteuriser » les crises ? Pierre Conesa distingue six étapes dans le processus émotionnel de propagande : d’abord, annoncer un massacre collectif, voire un génocide, susceptible d’engendrer une catastrophe humanitaire. Ensuite, on passe insensiblement à l’éveil des consciences : il s’agit de désigner le méchant en lui imputant des actes abominables. « On ne peut pas parler avec des gens qui coupent la main des petites filles parce qu’elles ont du vernis à ongles », a expliqué Nicolas Sarkozy à propos de l’Afghanistan. C’était faux. Mais l’argument était méchamment porteur.
De même, les Anglais ont évoqué les « armes de destruction massives irakiennes susceptibles de frapper Londres en quarante-cinq minutes » : c’était faux. On a donc recours en quelque sorte à des « menteurs professionnels » issus du monde médiatique ou du show-business pour expliquer, avec un air navré, que la guerre est inévitable.
justifier la militarisation de la crise
L’étape suivante dans la démarche de l’adhésion populaire consiste à « comprendre et à excuser » ceux qui prônent l’emploi de la force face à des « barbares ». C’est ainsi qu’on disqualifie le rival. On plaque sur les belligérants des gros mots du passé (nazisme, stalinisme, fascisme) pour mieux les discréditer à bon compte. On justifie la militarisation de la crise comme Bernard-Henri Lévy au Soudan ou en Lybie en accusant « l’inaction occidentale » : « Je crois qu’une opération internationale qui consisterait à arrêter les avions de la mort et les chars pourvoyeurs de morts est souhaitable et possible », plaide-t-il au journal de vingt heures de TF1.
D’abord, d’où tiennent-ils leur statut de guide suprême et de donneur de leçons, ces intellectuels qui viennent pérorer à la télévision ? « C’est l’accès aux médias qui fait le spécialiste de la guerre et non pas son expertise », a expliqué Pierre Conesa qui n’est pas tendre avec Alexandre Adler, Bernard-Henri Lévy et d’autres intervenants omniprésents. Qui donne accès à toutes les antennes à ces personnalités dites « autorisées » ? Qui et pourquoi ? La réponse ne peut être que très floue et évasive, évidemment.
des faiseurs d’opinion
« Les soldats mettent leur peau au bout des idées de leur gouvernement alors que les médias taisent les faits essentiels et promeuvent leur propre idéologie », a sobrement commenté le colonel Jean-Jacques Doucet à propos de cet ouvrage. On le constate tous les jours avec la guerre russo-ukrainienne : les tombereaux quotidiens de propagande télévisée nous rangent résolument du côté des « victimes » ukrainiennes. La Fédération de Russie est devenue un ogre abominable assoiffé de sang et de massacres. Et si la réalité était plus complexe ? Et si Poutine agissait en état de légitime défense face aux menées souterraines de l’OTAN ? Est-il encore permis en France de se poser la question sans être taxé de fasciste et, forcément, de raciste ?
Guerre « préventive », guerre « sainte », guerre « globale » : le complexe militaro-intellectuel peut justifier l’injustifiable sans le moindre scrupule. On fabrique de toutes pièces des « héros » et des « victimes » pour légitimer ce que Pierre Conesa appelle judicieusement « un nouvel empire bienveillant ». Les journalistes deviennent eux aussi des complices objectifs du pouvoir dit « humanitaire » : lorsqu’ils annoncent des manœuvres proches de la frontière au Koweit en sachant pertinemment qu’il s’agit d’une fausse information destinée à tromper les services de renseignement ennemis pour mieux permettre aux Américains de passer à l’assaut sur le front opposé, ils font office de supplétifs militaires.
les intellectuelles choisissent « la bonne crise »
Curieusement ces faiseurs d’opinions à vestes réversibles ne sont plus au courant de rien lorsque survient le « syndrome de l’enlisement » et l’absurdité du concept de « zéro mort » : les « bateleurs analphabètes » ne se souviennent plus de leur campagne effrénée d’adhésion à la guerre et de leur militantisme belliciste. Ils réfutent la vérité suivante : « Victoire occidentale certaine mais paix impossible », pourtant vérifiée dans maints théâtres d’opérations passés.
Pierre Conesa cite à la fin de son livre la déclaration sensationnelle d’un ancien boxeur de renom originaire de la Guadeloupe, Patrice Quarteron, dont le patriotisme tricolore devrait être enseigné dans les écoles : « Quand vous portez un drapeau d’un pays où vous ne vivez pas, on vous dit : « Bravo, j’adore, c’est courageux, c’est un signe d’ouverture. » Quand on porte le drapeau du pays dans lequel vous vivez, où vous payez vos impôts, avec lequel vous souffrez, aimez, combattez, on vous dit : « T’es un chien, un putain de facho. » Je porte mon drapeau fièrement. Et j’emmerde les fils de putes qui préfèrent se sentir américains, marocains, russes, etc. tout ça parce qu’ils vont en vacances une semaine dans un autre pays et reviennent en se sentant étrangers à leur propre pays. Soyez patriotes et reconnaissants, vous devez tout à la France. »
Si seulement Patrice Quarteron et Pierre Conesa pouvaient être entendus par une partie belliciste de la nouvelle France…
José D’ARRIGO, rédacteur en chef du Méridional