A vrai dire, je me sens un peu gêné aux entournures pour présenter le dernier ouvrage de Jean-Michel Verne journaliste d’investigation de renom, car c’est un vieil ami, un des collègues qui, avec feu-Omar Charif, a usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’Evêché à Marseille en quête de renseignements qui n’arrivaient jamais. Ils étaient « réservés » aux journalistes bien en cours, c’est-à-dire aux plumitifs socialistes ou communistes plus soucieux de satisfaire leurs patrons, leur parti, leur pool, ou leurs informateurs que d’informer correctement le public. Verne, Charif et moi, nous avons été au piquet durant des décennies à Marseille parce que, simplement, nous voulions faire notre métier…
Cette complicité dans l’adversité professionnelle crée évidemment des liens et je suis donc assez mal à l’aise pour exercer mon esprit critique sur « Les nouveaux mystères de Marseille » [éditions Robert Laffont, ndlr]. Est-ce parce que je connais déjà par cœur la plupart des affaires qu’il évoque ? Est-ce parce que j’ai longuement planché moi-même sur ces mystères qui ont défrayé la chronique et dont je connais les tenants et aboutissants ? En tout cas, mon avis sur cette passionnante compilation ne peut être que partial et injuste.
Il est vrai qu’Emile Zola, en son temps, avait parfaitement réussi à décrire l’ambiance particulière du Marseille-canaille, du Marseille-racaille, dans ses fameux « mystères de Marseille ». Il avait brillamment concocté une sorte de feuilleton littéraire mettant en scène les étranges mœurs de la ville et les aventures rocambolesques d’une famille pauvre aux prises avec des truands et des nobles corrompus. Difficile, après un tel chef-d’œuvre de se risquer à une éventuelle comparaison…
Jean-Michel Verne, fidèle à sa déontologie, rapporte des faits, des dates, des témoignages et il s’inspire de drames réels. Son livre sera excellent pour les néo-Marseillais, ceux qui viennent s’installer ici parce qu’ils s’extasient devant le magnifique panorama des calanques ou de la mer dont ils ne perçoivent pas les dessous du brasillement étincelant. Son mérite essentiel, me semble-t-il, est d’avoir averti les « estrangers du dehors » que la ville est minée « par des porosités et des connexions sordides entre crime organisé, politique et vie économique ».
Un clientélisme mafieux
Marseille est, il est vrai, imprégné d’un clientélisme mafieux à tous les étages. Un système bien rôdé qui consiste à délivrer des bienfaits aux citoyens en échange d’une allégeance politique éternelle. Ce sport, très prisé à Marseille, se vérifie dans la formule suivante : « A Marseille, c’est toujours un tien pour… deux tu me rendras » !
L’esprit de lucre et l’esprit de clan contaminent une partie de la classe politique qui a compris que le pouvoir, sans l’argent, n’est rien. A cet égard, les récents ralliements d’élus de droite et de gauche au socialiste Emmanuel Macron sont très éloquents. Voilà comment, se désole Verne, certains élus peu scrupuleux « gèrent la ville au profit de quelques-uns et au détriment de beaucoup d’autres ».
Verne révèle l’exemple édifiant du brillant architecte marseillais Richard Carta. Appelé à expertiser les immeubles branlants de la rue d’Aubagne, il a donné des ordres pour évacuer en temps utile ces bâtiments qui menaçaient ruine. Pourquoi ses prescriptions n’ont-elles jamais été suivies d’effet ? Une telle défaillance municipale est inimaginable ! Ou alors faut-il supposer que parmi les marchands de sommeil figuraient quelque personnalité connue et amie ?
« Dans un mois, je ferai tomber defferre »
Page 131, Jean-Michel Verne rapporte dans son livre un autre exemple révélateur. Il s’agit du témoignage intrigant du réalisateur Yves Boisset qui livre cette confidence du juge Pierre Michel en septembre 1981, un mois juste avant son assassinat boulevard Michelet à Marseille : « Dans un mois, je ferai tomber Defferre… » Ah bon ? Le petit juge en savait-il trop, lui, sur ces fameux « mystères de Marseille » ?
Verne en rajoute une louche sur l’ancien maire socialiste de Marseille, mort par accident à son domicile en 1986. Page 62, il écrit que « Defferre serait impliqué dans d’obscurs trafics ». Lesquels ? Avec « Nique » Venturi par exemple, le seul voyou qui pouvait se permettre d’entrer dans son bureau sans frapper ?
Verne est également assez sévère avec Jean-Claude Gaudin et il cite à son sujet l’opinion radicale de Patrick Mennucci (PS), son ancien adversaire politique : « Gaudin, c’est un zombie, un homme détestable. Sous son côté pagnolesque se dissimule un être profondément méchant ». Cette absence d’indulgence envers un homme qui a tenté de gouverner la ville durant vingt-cinq ans peut aussi s’expliquer par une vieille rancune. Il faut en effet se souvenir que Gaudin a fait condamner Verne à une lourde peine pour diffamation en 1998.
Verne, à l’époque, s’était fourvoyé dans la publication d’un livre qu’il avait co-écrit avec André Rougeot, journaliste au « Canard Enchaîné » et intitulé : « Des assassins au cœur du pouvoir », ouvrage mettant en cause deux anciens ministres François Léotard et Jean-Claude Gaudin, surnommés « Endive et Trottinette » mais aisément identifiables. Les auteurs laissaient clairement entendre que les deux ministres étaient les commanditaires de l’assassinat de la députée Yann Piat le 25 février 1994 à Hyères alors que cette forfaiture n’a jamais été prouvée et qu’elle est donc totalement fausse.
une dénonciation des abus marseillais
Cette prévention de vendetta supposée n’empêche nullement Jean-Michel Verne d’exceller dans sa dénonciation des légendaires abus marseillais. Il révèle certaines intrications du pouvoir politique et judiciaire, des liens secrets qui engendrent parfois des décisions d’une clémence inouïe… Il se demande page 88 comment un conseiller « très proche » de Gaudin a pu fomenter une intrigue majeure pour trahir Renaud Muselier et empêcher l’actuel président du conseil de la Région Sud de devenir président de la communauté urbaine de Marseille en 2008. C’est Eugène Caselli (PS) qui avait été élu à la surprise générale !
En matière de trafic de drogue, les observations de Verne sont édifiantes et laissent à penser que ce business illégal ne sera jamais éradiqué car il engendre des profits faramineux qui sont recyclés tous les jours dans l’économie légale, au bled et à Dubaï, dernier refuge à la mode des caïds. « Notre travail, explique un des anciens patrons de la Bac Nord qui a inspiré le film du même nom, est parasité par les élus et la franc-maçonnerie. Tout est fait pour que le trafic de drogue prospère à Marseille. L’argent de la drogue, ça arrange tout le monde… »
l’etat critique des finances de la ville
Jean-Michel Verne revient aussi sur l’état critique des finances de la ville qui a été mise sous une tutelle déguisée par le président Macron, très au courant des « chikaïas marseillaises ». Il rappelle ce jugement sans appel de la cour régionale des comptes sur la gestion passée de la ville : « La dette atteint 2023 euros par habitant, ce qui est deux fois plus élevé que dans la moyenne des communes comparables (1139 euros) et les frais financiers qui en résultent (48,7 millions d’euros en 2017, bien davantage aujourd’hui) sont plus élevés que le cumul des frais financiers réglés par les six autres grandes villes françaises ». Sachant cette pauvreté endémique de la ville, comment un élu de renom a-t-il pu utiliser sa voiture de fonction à des fins personnelles et récolter 9 000 euros de contraventions sans que nul ne s’en émeuve ?
Le sans-gêne, le clientélisme, la corruption, l’incivisme, l’impolitesse et la jobardise seront-ils éternellement les mamelles de Marseille ? Bonne question. Cette ville pourra-t-elle se défaire un jour de l’emprise mafieuse qui entache son image ? se demande à juste titre Jean-Michel Verne. J’entends d’ici le commentaire fataliste du passant sur la Canebière : « mais mon bon monsieur, c’est ça Marseille ! »
José D’ARRIGO, rédacteur en chef du Méridional