Si vous essayez de lire Spinoza, Kant, Hegel, ou Nietzsche, vous devrez souvent relire plusieurs fois les mêmes phrases pour comprendre ce qu’ont voulu dire ces philosophes de renom. Si vous lisez Frédéric Lenoir, vous serez étonné par la fluidité de son style et la clarté de son argumentation.
Pourtant, ces quatre auteurs parfois inaccessibles abordent souvent les mêmes sujets que Lenoir et le fossé dialectique qui les différencie a un nom : la vulgarisation.
Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages à succès sur le bien-être, la spiritualité, le bonheur, Frédéric Lenoir, docteur en philosophie, n’a pas voulu enfermer sa discipline dans le jargon un peu abscons de ses collègues. Il s’est démarqué de l’aréopage savant des cénacles intellectuels afin de populariser des notions… qui donnent un sens à la vie.
Au parc Chanot fin mai, Frédéric Lenoir a réussi durant deux heures à tenir en haleine plusieurs centaines de spectateurs en s’exprimant avec talent sur ce sujet essentiel : le sens de la vie. Lenoir est un écrivain vulgarisateur qui sait rendre intelligentes les ouailles qui l’écoutent. Il a ce don inné d’illuminer les concepts les plus complexes et d’en tirer cette philosophie que chacun peut méditer : « Vivre, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est de danser sous la pluie » …
Au commencement de la philosophie était l’étonnement puéril. Pourquoi suis-je sur terre ? Suis-je là par hasard ? Existe-t-il des signes, des synchronicités qui intriguent ? Pourquoi certaines forces me dépassent-elles ? Pourquoi ai-je conscience de ma mortalité ? Les adultes sont bien embêtés pour répondre à ces questions métaphysiques car ils n’ont aucune explication rationnelle à donner à leurs enfants.
Dès le départ, estime Lenoir, vous devez fixer l’objectif essentiel. Ou bien vous décidez de faire partie des « ballottés » de l’existence, ceux qui se laissent aller au gré des circonstances et des rencontres, ou bien vous êtes dans le camp des « certifiés », ceux qui se sont fixé un objectif de vie et en suivent le cap. « Il n’y a point de vent favorable pour celui qui ne sait en quel point se rendre », affirmait Sénèque. C’est très juste. Ou bien vous adoptez le train de vie d’un nénuphar et vous stagnez à vau-l’eau dans l’étang marécageux de votre existence, ou bien vous tenez fermement la barre et vous vivez vraiment « votre » vie.
Cette alternative vous laisse de nombreux choix d’idéaux : certains sont obnubilés par l’aisance matérielle et veulent gagner un maximum d’argent, d’autres, de plus en plus nombreux, renoncent à la gloire éphémère, aux plaisirs illusoires et aux ambitions démesurées. Ils veulent simplement vivre leur vie en harmonie avec eux-mêmes et avec le monde. Et c’est déjà un vaste programme.
Lenoir, lui, a choisi de vouer sa vie à l’Amour, mais pas n’importe lequel. Pas l’amour passion, l’amour-eros, celui qui crucifie la personne éprise d’un désir obsessionnel de possession. A ce feu qui vous brûle de l’intérieur, Lenoir préfère l’amour-philia qui consiste à aimer un être pour ce qu’il est et à éprouver pour lui une affection qui relève davantage de l’amitié que du désir charnel.
Il rêve aussi de l’amour-agapè, c’est-à-dire l’amour absolu, divin. Comme il s’attelle chaque jour à cette tâche sublime de conformer sa vie aux préceptes de l’amour et à une attention bienveillante à son prochain, y compris à ses ennemis, Lenoir ne peut pas être déçu.
Il le reconnaît volontiers. Sa vie est exempte d’ondes négatives et il ne se formalise même pas quand un spectateur mal luné lui parle de ses « salades philosophiques » ou de « Confucius » en prenant soin de séparer les deux syllabes Con et Fucius. Très marrant. Les blagues vaseuses ? Les critiques ? Les vexations ? Les collègues jaloux de son succès médiatique et littéraire ? Franchement, il s’en moque. Il a réussi, comme les bouddhistes à se débarrasser des scories inutiles qui ajoutent de la misère à la misère.
En bon philosophe, il cultive une âme de thérapeute qui vise à atténuer les souffrances de ses semblables en leur offrant des pistes de réflexion salutaires. Il a compris depuis longtemps les limites de la raison raisonnante. On ne résout pas les questions métaphysiques en prétendant se prononcer de façon définitive sur les « choses ultimes ».
Frédéric Lenoir navigue donc entre la sensation, le sentiment, l’intuition, la croyance et l’intime conviction. En fait, c’est un croyant qui s’ignore. Il se sent habité par une force absolue qui donne un sens à sa vie. Dieu ? Pourquoi pas ?
A cet égard, il ne peut s’empêcher de citer son mentor, Carl Gustav Jung, qui aimait confier à ses étudiants : « Moi je ne crois pas. Je sais. » Tout le mystère de la foi est dans cette certitude absolue mais absolument impossible à décrire, à cerner, à expliquer, à prouver. Lenoir, lui, va plus loin. Il n’est pas question pour lui de s’abriter derrière un « Dieu-doudou », une béquille religieuse émotionnelle qui vous permet de vous sentir rassuré et protégé des agressions du monde.
Non, c’est à des expériences chamaniques qu’il se réfère. Il a été sidéré de suivre en forêt péruvienne un chaman en transes qui semblait communiquer avec des esprits invisibles : ce sorcier envoûté a cueilli des plantes médicinales qui ont guéri les malades de son village. Ceux qui s’intéressent au spiritisme (« Esprit es-tu là ? ») vivent parfois eux aussi des expériences troublantes. Lenoir ne conteste rien, il accepte tout. Sa solution est intérieure : « Pour faire face au « désemparement » de nos sociétés, il faut sentir en soi la beauté bouleversante de l’univers et s’initier au mystère du sacré ».
« Pour moi, affirme Lenoir, le sens de la vie, c’est de créer de la conscience. » L’enfance est parfois peuplée de mythes inconscients, de rêves insensés et d’interprétations innocentes, mais au fil des années la loi nous rappelle à l’ordre. Pas de meurtres, pas de vols, pas de viols, pas de maltraitance : ces interdits forgent en nous une « conscience morale » qui inspirera notre droiture. Ou pas. « Le sommet de notre conscience morale, confie Lenoir, c’est notre compassion pour les animaux car elle est totalement désintéressée ». Lui, dans son ermitage de Corse, il peut contempler son chat durant des heures…
Au passage, le philosophe nous donne un petit conseil pour vivre son quotidien en toute plénitude. « Essayez de manger en conscience le contenu de votre assiette, dit-il, savourez les aliments que vous aimez sans être dérangé par le téléphone, la musique ou la télé. Soyez des acteurs éveillés de votre propre vie. Si vous aimez le cross, courez en pleine harmonie avec la nature en laissant divaguer votre esprit, et tentez de faire l’amour avec votre femme sans penser à une autre… » Selon lui, il est impossible de goûter les joies simples de l’existence si l’on n’est pas présent à ce que l’on fait.
L’inconscient, source d’angoisses intarissables, serait une sorte de « poubelle psychique » pleine de refoulements enfouis et de désirs inassouvis. Il s’agit en effet d’un « continent inexploré » dont il convient de se départir pour parvenir en pleine conscience aux prémices du bonheur. Pour Lenoir, les prémices de l’éternité c’est de boire à la source de l’amour pour être ivre de bonheur. C’est ainsi qu’il promène sur la société un sourire extatique et d’une telle plénitude qu’il semble venu d’ailleurs.
On ne parviendra jamais à un tel état de joie si l’on ne se concentre pas sur le calme et la sérénité de notre mental. L’agitation qui habite notre cerveau doit être évacuée. Par la méditation. Puis l’émotion positive vous gagne tout entier car la joie ne se décrète pas, c’est une sorte de grâce qui vous tombe dessus. Lenoir est devenu un expert en ce domaine. Il faut simplement créer les conditions qui permettent d’accéder pleinement à cette joie pure : c’est-à-dire une présence totale à ses sens et une qualité optimale de son attention à soi-même.
Tel est le secret du bonheur que les hommes recherchent désespérément, le plus souvent, dans des plaisirs éphémères. Le bonheur ne consiste pas à se jeter éperdument dans la luxure. Dans la bouffe, la boisson et la fornication. Il consiste dans une sorte d’intense sobriété née d’une simple inclination de l’âme. Il s’agit d’un discernement qui permet d’allier à l’égard du monde le sarcasme de la gaieté et l’indulgence du mépris…Il faut pour atteindre cette disposition d’esprit apprendre à penser mieux pour vivre mieux. C’est du grand art.
Comment se débarrasser des passions encombrantes, de l’esprit grégaire, des phénomènes mimétiques qui nous divertissent et nous éloignent de nous-mêmes ? Vivez, répond Lenoir, vivez pleinement sans vous soucier du regard d’autrui. « Le bonheur, conclut-il, très applaudi, c’est d’aimer la vie, c’est d’aimer sans rien attendre en retour… » Fascinante cette conclusion parce qu’elle est universelle.
On en vient à penser que, comme son inspirateur Carl-Gustav Jung, Frédéric Lenoir ne croit pas. Il sait.
José D’ARRIGO, rédacteur en chef du Méridional