Alain Bogé est spécialisé en Géopolitique, Relations Internationales et Commerce International. Il a notamment donné des cours à l’université de Lyon 3, à Lille et en Inde. Il enseigne actuellement à l’université de Prague et à l’European Business School de Paris.
Vladimir Poutine s’est décidé. Après faux atermoiements, pseudo-hésitations et gesticulations diplomatiques, le président russe a reconnu l’indépendance des régions autonomes de Luhansk et de Donetsk situées dans le Donbass (sud-est de l’Ukraine) et donné ordre par décret à l’armée russe d’entrer dans lesdites régions. Il s’agit donc d’une invasion armée d’un pays souverain, défiant les lois internationales. La Russie n’en est pas à son coup d’essai : Géorgie en 2008, Crimée en 2014…
Après avoir fait partie intégrante de l’empire russe et de l’URSS, l’Ukraine a choisi en 1991 de devenir un Etat indépendant à une écrasante majorité, même dans le Donbass réputé pro-russe. Un Etat est constitué par une culture, des frontières, des institutions et une population qui a la volonté de vivre ensemble. C’est donc un Etat souverain qui prend ses décisions sans avoir en référer à d’autres pays ou organisations. Si l’Ukraine entend rejoindre l’OTAN ou l’Union européenne, c’est parfaitement son droit.
Mais, ce n’est pas ainsi que le conçoit le maître du Kremlin. Le 21 février, Vladimir Poutine, le visage fermé, s’adresse à la Russie dans un discours en mentionnant plusieurs éléments :
Historiquement et culturellement, l’Ukraine « appartient » à la Russie. Elle a même «été entièrement créée par la Russie, ou plus précisément, par la Russie bolchevique et communiste. »
L’Ukraine n’est pas un Etat. « L’Ukraine n’a essentiellement jamais eu de tradition stable de véritable Etat». Ce n’est pas une démocratie. « Maïdan n’a pas rapproché l’Ukraine de la démocratie et du progrès ».
L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est inacceptable. « Les Etats-Unis et l’OTAN ont commencé à développer sans vergogne le territoire ukrainien comme théâtre d’opérations militaires potentielles ». « Le système de commandement et de contrôle des troupes ukrainiennes a déjà été intégré aux troupes de l’Otan. »
C’est la Russie qui est agressée. « Ce n’est pas à cause de notre régime politique ou autre chose; ils [Les Etats-Unis] n’ont tout simplement pas besoin d’un pays indépendant aussi grand que la Russie. »
La Russie est obligée de réagir. «Je veux être clair (….) alors que le niveau des menaces contre notre pays augmente de manière significative, la Russie a tout à fait le droit de prendre des contre-mesures pour assurer sa propre sécurité.»
Le retour de l’OTAN à sa composition de 1997 (sans les « pays de l’est ») est un préalable pour toute continuation d’éventuelles négociations.
Un singulier discours
C’est un discours singulier qui est envoyé au monde depuis un bureau austère, avec un drapeau russe et le drapeau de l’aigle bicéphale de l’empire des Romanov. Après une longue justification historique, le président russe déroule une série de griefs envers l’Ukraine, les Etats-Unis, l’OTAN et la communauté européenne en employant des termes très durs comme russophobie, vol de gaz russe par l’Ukraine, génocide de populations russes dans le Donbass par les Ukrainiens, pogroms à Maïdan, pillage du capital ukrainien par l’étranger, radicaux ukrainiens terroristes, colonie avec un régime de marionnettes…
La russie réclame le retour de l’OTAN à sa composition de 1997
Ce discours est aussi un monument de cynisme où le président russe parle d’extrême corruption en Ukraine, du choix délibéré de la Crimée de rejoindre la Russie, de la gestion de l’Ukraine par les oligarques ukrainiens etc.
Quelles sont les options ?
Avec de tels propos, il est évident que le processus de paix n’a que peu de perspectives et que le développement de la situation actuelle ne peut être que très dangereux. Quelles sont les options ?
- Un scénario semblable à celui de la Géorgie en 2008 (sécession de deux territoires, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, partis rejoindre la Russie), où le Kremlin se « contenterait » du Donbass, qui réduirait encore le territoire de l’Ukraine. La Russie a déjà reconnu les régions autonomes de Lugantsk et de Donetsk, mais ne chercherait pas à aller plus loin sur le territoire ukrainien.
Les avantages d’un tel scénario :
– Pas de conflit, mais une emprise plus prépondérante sur le territoire de l’Ukraine.
– Une reprise des négociations et des discussions sur la diminution éventuelle des sanctions économiques.
– Mais, cela serait contradictoire avec le discours de Vladimir Poutine, dénonçant la non-existence de l’Ukraine en tant qu’Etat.
- Un scénario où la Russie profite de la faible réaction de la communauté occidentale et envahit totalement l’Ukraine. Dans son allocution du 21 février, V. Poutine n’a pas exclu cette option. Compte tenu de la position menaçante de l’Occident, Moscou se doit de protéger son « étranger proche » et, de ce fait, doit constituer un « état-tampon » sur le modèle biélorusse.
Vladimir poutine déterminera sa stratégie dans les prochains jours
Les avantages d’un tel scénario :
– Le président américain et les dirigeants européens ont déclaré ne pas vouloir intervenir militairement pour l’Ukraine. Donc, les forces russes n’auront aucun problème pour remonter jusqu’à Kiev.
– Actuellement, les positions de l’armée russe en Biélorussie, dans le Donbass, en Crimée et jusqu’à Kaliningrad et la Transnistrie faciliteraient ladite invasion.
– Mais, une victoire militaire ferait que la Russie se trouverait isolée sur la scène internationale et affaiblie économiquement car les sanctions seraient vraisemblablement extrêmement lourdes.
- Un scénario où, à partir du Donbass, la Russie continuerait son avancée par le sud-ouest pour assurer une continuité avec la Crimée (annexée en 2014).
Les avantages d’un tel scénario :
– En prenant le territoire côtier de la mer d’Azov et en s’emparant du port de Marioupol, Moscou accroît son emprise sur la mer d’Azov et, par conséquent sur la mer Noire, qui peut être atteinte par le détroit de Kertch. Par ailleurs, cette extension peut se justifier par la « protection » des populations russophones de la région de Marioupol.
– Un scénario dit de « finlandisation », où l’Ukraine continuerait à exister en tant qu’Etat mais serait soumise aux diktats du Kremlin, donc subirait une perte d’indépendance et serait dirigée par les directives de Moscou. Quelle serait l’attitude de la population ukrainienne ?
Il faudra maintenant regarder le niveau des sanctions promises par les Etats-Unis et la communauté européenne. A priori, Vladimir Poutine devrait examiner ces sanctions, qui devraient déterminer sa stratégie pour les jours à venir.
Il n’est pas anodin de noter que le prix du baril de pétrole est en passe de dépasser les 100 dollars, or, la Russie est l’un des premiers producteurs mondiaux d’or noir.
L’approvisionnement de l’Europe en gaz russe représente aussi une arme dans ce conflit diplomatique. Enfin, les réserves en devises et en or de la Russie se sont considérablement renforcées ces dernières années.
De fait, depuis le début de cette crise, c’est Vladimir Poutine qui mène la danse et cela lui donne un grand avantage dans le temps. Pourquoi cela changerait-il ?