Pierre Michel : un juge d’un autre temps

Pierre Michel et son épouse Jacqueline © DR

Les magistrats marseillais qui ont eu l’idée d’organiser au palais de justice de Marseille un colloque sur la fonction de juge d’instruction pour commémorer le quarantième anniversaire de l’assassinat du juge Pierre Michel, le 21 octobre 1981, ont tapé dans le mille. La salle était archi-comble. Certaines vérités ont été dites, mais pas toutes.

On a par exemple omis de préciser que le juge Pierre Michel n’a jamais été soutenu par sa hiérarchie. Le « super flic Â», comme nous l’avions surnommé à l’époque au « Méridional Â»,  était un homme seul parce qu’il faisait cavalier seul pour accomplir sa mission de justice. Il méprisait ouvertement les avocats de la défense. N’a-t-il pas confié un jour à Me Jean-Claude Valera : « La plupart de vos confrères sont des lopettes, voilà pourquoi je me suis affranchi de vos droits Â». Lorsqu’il a été abattu sur le boulevard Michelet, en face du Corbusier, par deux tueurs à moto, je suis arrivé très vite sur les lieux du crime car je déjeunais au parc Chanot ce jour-là et je me souviendrai toute ma vie des imprécations indécentes lancées par certains avocats de renom à quelques mètres du corps recroquevillé sur lui-même du juge gisant sur le trottoir.

Gérard de Fabritus jeune inspecteur à la PJ de Marseille totalement bouleversé sur le lieu du meurtre © DR

Le juge Pierre Michel a-t-il été protégé par sa hiérarchie ? Réponse : non. Il était menacé clairement par le milieu marseillais depuis plusieurs mois et recevait régulièrement des boites d’allumettes en forme de cercueil. Pourquoi ne l’a-t-on pas promu dans une autre juridiction ? Pourquoi le procureur de l’époque était-il constamment en bisbille avec lui ? Pourquoi a-t-on laissé cet homme dramatiquement seul face à un milieu très organisé et souverain ? Michel, lui, était assez fataliste : « Si l’on veut vraiment me tuer, comment voulez-vous que j’aie le temps de me défendre ? », faisait-il observer.

Evidemment, ces questions cruciales n’ont pas été abordées. Le côté « vilain petit canard Â» du juge Michel a été éludé. Reste le pathos. Le respect dû à une famille crucifiée et qui n’a toujours pas pu faire son deuil quarante ans après ce meurtre sordide. Le frère de Pierre Michel, Bernard Michel, a écrit une lettre à Mme Dominique Laurens, procureur de la République, pour s’excuser de son absence liée à des problèmes de santé : « Aujourd’hui Pierre aurait 78 ans, écrit-il, il aurait pu rire ou pleurer, il aurait pu avec sa femme Jacqueline voir grandir ses deux filles Béatrice et Emmanuelle. Il est devenu magistrat par enthousiasme et je sais qu’il croyait à ce qu’il faisait et qu’il aimait, peut-être trop, des fonctions qui étaient devenues sa vie et… sa mort Â».

Article du « Figaro ». François Checchi, assassin du juge, aujourd’hui libre © DR

« Il est mort sans savoir qu’il était emporté par le début d’une cruelle vague de violences soutenues par la drogue, vague qui ne cesse de grossir et de détruire. En 1981, on parlait de grammes d’héroïne, en 2021 on parle de kilogrammes. Alors cette mort a-t-elle encore un sens ? Je n’ai pas cru et je ne veux pas croire que Pierre soit mort pour rien Â».

Mort, où est ta victoire ? s’interrogeait Daniel Rops. Mme Laurens, elle, n’a rien caché de la situation actuelle : « Banalisation totale de la consommation de stupéfiants, on vient jobber de toute la France à Marseille dans les réseaux, le détournement de fonds publics se banalise, la violence la plus extrême est toujours à l’œuvre ici… Â»

On ne peut s’empêcher de songer que la présence d’une magistrate de cette trempe pour « driver » le juge Pierre Michel, abattu à l’âge de trente-huit ans, aurait peut-être évité l’issue fatale du « charclage » commandité par les caïds de la pègre pour punir un homme dont les méthodes leur paraissaient trop brutales. La mort du juge, c’est aussi une immense solitude. Béatrice, la fille de Pierre Michel, avocat à Montpellier, l’a fort bien dit au nom de sa sœur Emmanuelle et de sa maman Jacqueline : « Depuis quarante ans, c’est toujours le même recommencement, nous ne pouvons pas tourner la page ni nous remettre de cette immense perte… »

Béatrice évoque l’arrachement à la vie, la douleur du manque, de l’absence et « en quarante ans l’affaire ne nous a jamais laissées souffler Â». Enquête judiciaire, procès, livres, médias, documentaires, demandes de mises en liberté des assassins, puis rejets des demandes. Pas une minute de répit. « Vers la fin, confie Béatrice, il se sentait isolé, accablé, lâché. Aurait-il dû quitter Marseille ? Â» Pour elle, les interrogations demeurent sur les mobiles de ce crime. On a arrêté les exécutants : « Ce sont les idiots utiles de cette affaire, mais utiles à qui ? La vérité judiciaire correspond-elle à la vérité ? »

Paul-Louis Aumeras, ex-substitut du procureur à l’époque des faits se souvient de la « farouche détermination du juge Michel contre les trafiquants de drogue Â». Il ne supportait pas les overdoses dans les toilettes des bars, la mise en esclavage des toxicomanes par la prostitution ou la revente de drogues. Le juge a montré l’exemple dans tous les domaines : l’utilisation des repentis (trois ans en bord de mer dans un gîte rural ou trente ans de placard, ça fait réfléchir les plus endurcis), l’usage des stratégies procédurales les plus efficaces, le recours à l’entraide internationale, une traque sans failles en se méfiant des fuites…

La plaque commémorative à la mémoire du juge square Monthyon © DR

Le juge Valéry Muller a brillamment expliqué que le devoir du juge devait rester souverain et n’obéir qu’à sa conscience et à la loi. La question n’est pas de rogner peu à peu ses pouvoirs mais de lui donner les moyens de faire face à ses missions.

Le journaliste Alex Panzani, chargé de la rubrique faits divers et justice au « Provençal Â» a évoqué avec émotion la mémoire du juge Michel car il a été le dernier à le saluer le 21 octobre 1981 à midi quinze devant le bar du Palais alors que le magistrat venait de mettre son casque et d’enfourcher sa moto. Un clin d’œil, deux vannes affectueuses et le juge s’en est allé vers sa funeste destinée.

Au passage, Alex Panzani fait une étrange révélation publique : il explique que le commissaire Lucien-Aimé Blanc l’a mis en rapport avec le juge Michel pour « ne pas saboter le travail d’enquête des policiers par des divulgations prématurées Â». Et d’avouer naïvement qu’il avait constitué un « pool » de journalistes qui trustait les correspondances parisiennes afin de respecter ce deal passé avec la justice. Fort bien.

Je comprends mieux pourquoi, avec mon ami du « Méridional Â» Omar Charif nous passions des heures et des heures à  contempler le linoleum luisant des couloirs de l’Evêché dans l’attente d’une bribe d’information qui ne venait jamais. Seuls les policiers de droite, souvent des pieds-noirs, consentaient à nous renseigner sous le sceau du secret et de la confidentialité. Le même « pool Â» trustait les affaires des marins-pompiers avec l’accord de Jean-René Laplayne, rédacteur en chef du Provençal, et de Gaston Defferre, PDG du journal et maire de Marseille.

L’infortuné juge Pierre Michel n’était pas le seul à être maudit à cette époque-là, surtout lorsqu’on voulait accomplir honnêtement sa mission d’information. Cet ostracisme dure encore puisque les magistrats n’ont pas daigné consulter le Méridional de l’époque et se sont entièrement rangés à l’avis de la presse socialo-communiste…

José D’Arrigo, rédacteur en chef du Méridional