Quels sont donc les ingrédients de cette âme marseillaise si chère à ses habitants ? Il serait sans doute illusoire de vouloir tous les énumérer. Et pourtant, certains transparaissent tant dans la ville que dans la vie de ses habitants. Cette joie de vivre, notamment, n’exclut pas les difficultés et les malheurs. Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, revient dans un entretien à bâtons rompus sur sa perception d’une ville aux multiples facettes, qu’il connaît bien.
Marseille, ville de nouveaux départs
Né en 1958 à Sidi Bel Abbès, Jean-Marc Aveline arrive en 1966 à Marseille, tout enfant. Il est l’aîné de la quatrième génération présente en Algérie : une famille très simple d’ouvriers originaires d’Andalousie. Après être rentrés en France et passés par Paris, ses parents atterrissent à Marseille. Ils n’ont alors aucune attache là-bas, aucune famille. « Avec le regard rétrospectif d’aujourd’hui, je me rends compte que Marseille a constitué pour ma famille la chance d’un nouveau commencement dans la vie. Et c’est sans doute l’un de ses atouts : elle est capable d’offrir de nouveaux départs à des gens qui ont connu des choses difficiles. Si on aime cette ville, on en est adopté. »
« Marseille est une certaine façon d’être »
« J’ai découvert que j’étais Marseillais quand, séminariste, je suis allé faire mes études à Paris. Même si j’avais habité Paris auparavant, les gens me considéraient comme Marseillais à part entière. Je ne m’en étais pas aperçu, mais j’en ai pris conscience à cette occasion. J’ai mieux compris les ingrédients de cette âme marseillaise. Le fait que la ville est entourée par les collines, tournée vers la mer, et héritière de l’âme provençale de l’intérieur des terres, n’est pas anodin. Je dirais que cette âme a l’habitude de savoir trouver la bonne façon de vivre les choses : une capacité à ne pas se laisser accabler par le malheur. A trouver de quoi sourire, finalement. Se mettre en scène en est une facette. Une théâtralisation sage, peut-être. »
« C’est une façon de vivre la vie sans prendre au sérieux le personnage qu’on joue. Une sorte de détachement intérieur qui donne, à mon avis, une profondeur à Marseille. Ce qui ne signifie pas que la vie y est facile. Les gens se trompent quand ils pensent que la ville est seulement rieuse. Il y a de l’aridité ici. Mais la vie trouve son chemin, avec une jovialité qui n’est pas simple. Décrire la vie à Marseille, c’est un peu comme décrire le théâtre : on décrit la vie avec un petit décalage, qui permet aussi d’en sourire… »
L’appel du large et des missions
« Marseille a été, au XIXème et au XXème surtout, un champ missionnaire extraordinaire. La ville reste marquée par l’appel du large et des terres éloignées. Dans cette ville très cosmopolite, la multiplicité des convictions religieuses crée une forme de « micro-climat » par rapport à la laïcité : ici, la conscience du religieux me semble plus palpable. D’ailleurs, on y trouve une dimension de verticalité, l’appréhension d’une certaine transcendance, dont la Bonne Mère est le reflet, pas seulement pour les croyants. Beaucoup de monde est bien là-haut ! »
L’héritage des saints de Provence
« On sent à Marseille le sens de la tradition du passage des « saints de Béthanie », Lazare, Marie Madeleine et leurs amis. Ce qui me touche particulièrement, c’est l’importance de l’amitié : le Christ a eu des amis. S’ils avaient vécu ici aujourd’hui, ils seraient allés boire un petit pastis ensemble. Le Christ a vécu cette dimension profondément humaine qu’est l’amitié. D’ailleurs, on retrouve dans l’évangile cette parole de Jésus : « Je ne vous appelle pas des serviteurs, mais des amis. » Dans mon ministère épiscopal, cela me guide beaucoup : favoriser l’amitié entre les personnes. »
« Et puis, plus profondément, Lazare et Marie Madeleine ont un lien avec le mystère pascal, avec la mort et l’annonce de la Résurrection du Christ. Que Marseille puisse s’honorer de les avoir pour premiers saints signifie que l’annonce de l’Évangile est dans ses gènes. Pour moi, comme évêque, cela signifie être serviteur de la façon dont les gens ici peuvent comprendre la force du mystère pascal. »
En 2020, 300 ans après celle de 1720, le renouvellement de la consécration du diocèse de Marseille
« On avait prévu que le jour de la fête liturgique du Sacré-Cœur, en juin, on renouvelle la consécration de la ville et du diocèse de Marseille au Sacré-Cœur, comme Mgr de Belsunce l’avait fait en 1720. A cause de la pandémie, nous avons choisi de placer la célébration le 5 avril 2020, le dimanche des Rameaux. La situation présentait des analogies. Beaucoup de gens ont suivi la cérémonie retransmise, et certains m’ont rapporté qu’ils s’étaient tournés symboliquement dans la direction de la basilique : cela m’a beaucoup touché. Et beaucoup de Marseillais qui ne sont pas chrétiens étaient contents qu’on l’ait fait. »
« Nous avons aussi créé, avec le concours d’un certain nombre de gens, un service de solidarité pour apporter une aide concrète à ceux qui en avaient besoin. Le confinement révélait d’autant plus la fragilité et la pauvreté. Quand il n’y a plus personne dans les rues, on ne voit que ceux qui n’ont nulle part ailleurs où aller. Et les besoins en nourriture concernaient aussi les gens qui avaient un toit, mais qui n’avaient plus de moyens. »
L’importance du dialogue entre les religions
« Le dialogue entre les religions revêt une importance particulière dans une ville comme Marseille. De mon côté, je suis membre du conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (et consulteur de 2008 à 2013) et président du conseil pour les relations interreligieuses au sein de la Conférence des évêques de France. »
« La question est réelle, pas seulement à Marseille. Ce sont des questions que j’ai été amené à creuser. On m’avait demandé de mettre en place un centre de formation théologique à Marseille ; et pour cela, j’avais travaillé (en 1992) sur un sujet en particulier : les enjeux, pour la foi chrétienne, de la pluralité des religions. Dans ces années-là (aujourd’hui encore), la question du religieux concernait aussi d’autres domaines, des catégories socio-professionnelles par exemple : soignants, élus, enseignants… J’ai donc ensuite été sollicité par rapport à la formation des prêtres au Maroc, en Algérie… »
« Cela reste une question très compliquée, qui ne s’est pas arrangée par rapport aux dernières décennies. Dans les pays méditerranéens particulièrement. L’époque veut aussi que l’on soit vulnérables aux tensions internationales. »
Marseille, recueil d’une sorte de mémoire d’amitié internationale
« Là où Marseille a une situation différente, c’est qu’à travers les différentes communautés présentes, on peut se faire une idée plus précise des situations actuelles dans le monde et surtout en Orient. Et les personnes qui arrivent de ces territoires sont à la fois en détresse à cause des facteurs religieux tournés en facteurs politiques, et ont l’expérience et la mémoire de facteurs religieux tournés en facteurs de prospérité et d’amitié partagée. Il ne faut pas que cette sorte de mémoire d’amitié internationale se perde. »
Le sens d’un synode futur sur la Méditerranée
« J’en ai fait l’hypothèse avec le pape François quand je l’ai rencontré en avril dernier. Ce qui est clair, c’est que la Méditerranée concentre un certain nombre de questions ; ce qui pourrait donner à un synode qui lui serait consacré, à la fois une portée locale et une portée universelle : la question migratoire, écologique, les disparités économiques, les tensions politiques, militaires… ce serait donc en effet judicieux. Mais la difficulté reste justement la très grande pluralité de situations autour de cette mer : il faut arriver à faire travailler ensemble tous les acteurs. Nous œuvrons, avec un groupe d’évêques internationaux et méditerranéens à faire prendre forme à un tel projet. Mais il faudra du temps. C’est dans ce cadre qu’une visite du pape François à Marseille aurait du sens. »
Propos recueillis par Jeanne RIVIERE