Chrétiens d’Orient : un génocide peut en éclipser un autre

© José D'Arrigo

« Ils ont essayé de nous enterrer et ils ne savaient pas que nous étions des graines. » Ce témoignage émouvant émane d’une jeune Arménienne en quête de ses racines ancestrales. Ses grands-parents ont été massacrés lors du génocide perpétré le 24 avril 1915 par les « Jeunes Turcs ». Ce jour-là, un million et demi d’Arméniens ont été anéantis par leurs frères ennemis de l’Empire Ottoman. Mais un génocide, si horrible soit-il, peut parfois en cacher un autre.

Les rescapés de cet enfer se sont réfugiés à Paris et à Marseille où les gendarmes les accueillaient en leur accrochant un écriteau sur lequel on pouvait lire : « Sans retour possible ». L’exode fut très lent, très pénible et de nombreuses familles ont été disloquées. Il a fallu plusieurs dizaines d’années pour que cette tragédie soit reconnue en raison de l’influence géostratégique de la Turquie. Or, aujourd’hui, on redécouvre qu’un autre peuple, celui des Assyro-Chaldéens,  a été également passé au fil de l’épée par les nazis turcs. 350 000 Syriens catholiques et orthodoxes ont été exterminés en même temps que les Arméniens, comme si les Jeunes Turcs s’étaient résolus à rayer de la carte tous les Chrétiens d’Orient.

Pourquoi une telle barbarie ? Parce que les Arméniens et les Chrétiens d’Orient ont éveillé des jalousies au sein de la population turque. A la veille de la Première Guerre mondiale, 80 pour cent des commerces de l’Asie Mineure étaient détenus par des Arméniens ou des Grecs. Cette prospérité a incité les Turcs à élire une caste de barbares, obsédée par la pureté raciale et le radicalisme islamiste, celle des « Jeunes Turcs ».

Ce sont ces fanatiques qui en 1914 ont appelé au « Djihad », c’est-à-dire à la guerre sainte, contre les forces de l’Entente et les Chrétiens de l’Empire avec lesquels ils vivaient jusque-là en bonne intelligence. Ainsi débuta le « panturquisme » avec pour corollaire absurde l’élimination systématique des Arméniens et des Syriaques.

La croix des Chrétiens d’Orient, symbole de la paix (l’olivier) qui dompte le yatagan turc.

Village après village, toutes les élites des Chrétiens d’Orient ont été décapitées. Exit les élus, les industriels, les avocats, les juges, les journalistes, les intellectuels.  Les  escadrons de la mort déciment ensuite méthodiquement les populations rurales. Leur perversion est sans limites : ils organisent des marches interminables en direction du désert de Syrie pour épuiser les  prisonniers, qui, faute d’eau et de vivres, meurent d’inanition au fur et à mesure de leur déportation.

« Mon père n’avait que neuf ans à l’époque, raconte Daniel Saliba, président de l’association culturelle syriaque de Marseille, il habitait avec ses parents et sa sœur de onze ans à Hapnas, un  village dans lequel les assassins ont fait irruption. Il les a vus poignarder sa mère, son père et son oncle. Il a réussi à s’enfuir à toutes jambes pour se dissimuler dans la campagne. Un jour mon père m’a confié : ils étaient comme des loups affamés qui aperçoivent un troupeau de brebis… »

Babylone : la brasserie de Daniel Saliba rue de la République © José D’Arrigo

Le sacerdoce d’un père

Le père de Daniel et sa tante ont trouvé refuge chez des habitants compatissants. Pas tous catholiques, d’ailleurs, ce qui rend ces massacres d’autant plus insensés. Un jour, le petit Mathieu, père de Daniel, est arrêté par un commando de Jeunes Turcs. L’un d’eux maintient ses bras en arrière et un autre s’apprête à le poignarder lorsqu’un cri impératif s’élève :

« Ne tuez pas ce garçon, je n’ai jamais eu d’enfant et je vais le prendre à mon service. » C’était le chef de la tribu musulmane du village. Grâce à lui, Mathieu a eu la vie sauve. « Mais oui, souligne Daniel Saliba, mon père a été épargné par une personne qui professe la même religion que celle des fanatiques qui ont égorgé ses propres parents… »

Cet épisode inouï a incité Mathieu à devenir prêtre. Et Daniel, à son tour, ne parle que d’espérance et de miséricorde. « On n’éteindra jamais un incendie avec de l’essence, estime-t-il, je crois aux vertus du pardon. On ne fera jamais cesser la haine par la haine : seul l’amour est susceptible d’interrompre un tel engrenage. Mes grands-parents sont morts en martyrs : nous vivions tous en bonne harmonie et brutalement nos voisins sont devenus des fauves. »

Daniel Saliba chez lui à Allauch. Homme de paix dans un monde en guerre © José D’Arrigo

Aujourd’hui, la patrie de Daniel c’est la France, son pays d’accueil. Il n’en oublie pas pour autant ses racines et enseigne la langue syriaque. Daniel essaie aussi, autant que faire se peut, de sauvegarder la culture et les traditions araméennes et chaldéennes. Il irrigue chaque jour « les petites graines » que l’on croyait ensevelies à jamais. Une destinée magnifique pour Daniel Saliba, homme de bien, qui a tenu durant trente-cinq ans rue de la République à Marseille la brasserie « Babylone ». C’est là que trouvaient refuge les Chrétiens d’Orient en exil.

Inlassablement, Daniel s’est battu pour leur dénicher un logement, un travail, bref leur permettre d’avoir une vie décente loin de chez eux. A sa façon, il a imité le sacerdoce de son père. « Je ne suis pas l’Armée du Salut, confie-t-il, mais la vie m’a appris à résister à toutes les tempêtes. »

José D’Arrigo, rédacteur en chef du Méridional