156 plans stups à Marseille dont 116 dans les quartiers nord, 220 points de vente dans les Bouches-du-Rhône, 1500 à 2000 clients par jour à La Castellane, aux Oliviers et à Campagne Levêque, 60 à 80 000 euros quotidiens de chiffre d’affaires par réseau, des files d’attente ininterrompues de toxicomanes comme au premier jour des soldes dans un supermarché : face à cette pieuvre tentaculaire qui attire des centaines de jeunes oisifs en quête d’un job lucratif, face aux francs-tireurs des « Ubershit and Coke » qui livrent eux-mêmes la drogue à domicile, les policiers sont évidemment impuissants.
Les nombreuses PME du cannabis font désormais marcher à plein régime la principale industrie de la ville : le trafic de drogue. Songez qu’en moyenne, un gérant de plan stups bien placé récolte 20 000 euros de bénéfice net par jour, un chef de vente 550 euros pour huit heures de « travail », un vendeur 200 euros pour huit heures, un guetteur 100 euros pour huit heures, une « nourrice » 800 euros par mois pour camoufler chez elle de l’argent ou de la marchandise et servir de refuge en cas d’intervention policière. D’autres petites mains du trafic peuvent agrémenter leurs fins de mois avec 200 euros : par exemple, les coupeurs de drogue et les « barricadeurs » qui obstruent volontairement les entrées des immeubles à l’aide de caddies, de poubelles et de barrières métalliques.
Concrètement, face à une telle organisation, les brigades anti-criminalité et les compagnies républicaines de sécurité ne peuvent pas faire grand-chose pour stériliser le trafic. On assiste parfois à des saisies spectaculaires comme par exemple celle de 450 kg de cannabis réalisée le 9 mars 2021 à La Savine mais d’ordinaire les opérations de harcèlement ou de « pilonnage » orchestrées par la préfecture de police n’aboutissent qu’à un résultat temporaire.
Inlassablement, le trafic renaît de ses cendres. Tel l’Hydre de Lerne, plus vous l’anéantissez, plus il se reconstitue. Il serait faux de penser que la police a baissé les bras : en cinq ans, 942 dealers ont été écroués, dix tonnes de cannabis, une tonne de cocaïne, 13 millions d’euros et 450 armes de guerre ont été saisis. Un baron marseillais de la drogue, Karim Berrebouh, a même été appréhendé à Dubaï.
Ces coups d’éclats ne peuvent pas masquer la réalité : la police et la douane n’ont plus les moyens humains et matériels de s’opposer efficacement à cet empire des narcotrafiquants sur Marseille. Le sud de la ville semble moins touché que le nord parce que ses réseaux historiques de La Cayolle, d’Air-Bel ou de La Valbarelle sont tenus par des clans assez stables qui ont l’intelligence de s’approvisionner en drogue auprès de leurs collègues du nord, ce qui est une façon de garantir leur sécurité et de s’épargner des ingérences hostiles.
Mais les beaux quartiers commencent eux aussi à être gangrénés car la cupidité des trafiquants du nord est sans limites : ils jettent leur dévolu sur des plans stups qui végètent et s’efforcent d’en faire des supermarchés. C’est ainsi qu’ils ont mis la main sur la grouillante cité du Charrel à Aubagne, une OPA qui a entraîné une série de règlements de comptes sanglants.
La « mère de toutes les batailles »
La puissance des réseaux marseillais est si impressionnante que les trafiquants avignonnais, nîmois, varois ou perpignanais n’hésitent pas à les solliciter lorsqu’il s’agit de menacer ou d’intimider des rivaux qui rêvent de les supplanter. En échange de quoi, les voyous marseillais exigent de devenir coactionnaires de leurs trafics ou les obligent à s’approvisionner chez eux.
» De la cage d’escalier jusqu’à Dubaï, on va s’attaquer aux réseaux, a promis la jeune préfète de police Frédérique Camilleri. Pour moi, c’est la mère de toutes les batailles. On vient, on revient, on pilonne… » Cette stratégie du marteau-piqueur est, certes, louable, mais totalement irréaliste compte tenu des forces en présence.
Les policiers de terrain sont en effet confrontés aux annonces martiales, style karcher, des ministres de l’Intérieur qui viennent à tour de rôle montrer leurs biceps à Marseille sans que leurs propos virils soient suivis du moindre effet. En vérité, plus personne ne les croit. L’Etat manifeste une telle hypocrisie en la matière qu’il donne le sentiment d’organiser lui-même l’impuissance de ses services répressifs.
Quant aux élus de ces quartiers hostiles ou réfractaires, ils sont souvent pris en flagrant délit de collusion avec ceux qu’on appelle improprement les « grands frères » et qui sont surtout de « faux frères« . Chargés en théorie de veiller sur l’éducation des jeunes des cités afin de les intégrer au mieux au sein de la société, ils sont devenus au fil du temps les principaux artisans du trafic de stupéfiants. Les caïds de la drogue ont surtout formé les jeunes à l’irrespect de la police et des lois…
Comme la plupart du temps ces voyous bénéficient d’une double nationalité, ils se réfugient au « bled » au moindre coup de Trafalgar. « Les trafiquants sont pénards, constate un policier des « Stups », leur système est bien en place, il leur est simplement interdit de se faire attraper. » Il y a quelques semaines, les enquêteurs d’une brigade spécialisée sont intervenus quatre jours de suite dans la même cité colonisée par les trafiquants. Or, le cinquième jour, les marchands d’évasion et d’abrutissement étaient déjà de retour…
Ils sont tellement sûrs de leur impunité qu’ils se permettent de fonctionner comme des entreprises au vu et au su de tous. Certains d’entre eux offrent même à leurs clients les plus fidèles des cartes d’abonnement qu’ils tamponnent à chaque passage pour leur donner droit le moment venu à une dose gratuite de « boulaga ». Une pratique courante dans les grands centres commerciaux ou à la rôtisserie du coin…
Naturellement, les sommes faramineuses collectées par les voyous de la drogue ne sont pas réinjectées le jour même dans les commerces ayant pignon sur rue. Il existe des blanchisseurs patentés, les « sarafs », et même certains banquiers qui ne sont plus très regardants lorsqu’un client débarque avec une valise contenant 200 000 euros en liquide…Ce qui est sûr, c’est que les blanchisseurs occultes d’argent sale parviennent à réintégrer des millions et des millions dans l’économie réelle en suivant des circuits internationaux très élaborés.
C’est là que la perception du trafic change totalement selon qui vous êtes et où vous vous situez. Si vous êtes dans le camp de la loi (juges ou flics), vous serez assez vite désabusé en comprenant qu’on vous demande de vider l’océan à la petite cuillère. Si vous êtes issu d’une famille misérable demeurant dans des territoires perdus de la République, vous ne refuserez certainement pas les baskets neuves ou les teeshirts de marque qu’un trafiquant viendra offrir à vos enfants en échange de votre silence et de « menus services ».
(A suivre)
José D’Arrigo, rédacteur en chef du Méridional