Quand on a condamné le coupable, faut-il encore s’acharner sur la victime ?
Ceux qui ont conservé de Bernard Tapie l’image d’un prédateur d’entreprises, obnubilé par l’argent et la gloire, font fausse route. L’homme a totalement changé aujourd’hui…
Je fais partie des journalistes qui, dans les années 80-90, n’ont eu aucune espèce d’indulgence à l’égard de Bernard Tapie. Il m’est arrivé de le critiquer avec virulence car je n’appréciais guère ses méthodes de charognard dans la reprise de certaines entreprises défaillantes, son arrogance et parfois son mépris envers les médias ou les journalistes qu’il n’hésitait pas à qualifier de « serpillières ».
Mon meilleur souvenir de cette époque date du début de l’année 1993 lorsque Bernard Tapie était ministre de la Ville de François Mitterrand. J’étais à l’époque correspondant du « Figaro » à Marseille et j’avais réussi à glisser à l’improviste dans les pages sportives du journal un article plutôt gratiné sur certaines opérations financières acrobatiques du président de l’OM. Furieux, Tapie avait téléphoné, dès potron-minet, au directeur de la rédaction, Franz Olivier Giesbert, pour lui remonter les bretelles. Franz m’avait appelé dans la foulée :
– « José, il faut que tu appelles Bernard Tapie au ministère de la Ville. Il attend des excuses de ta part…»
Des excuses ? Pour avoir écrit quelques vérités dérangeantes ? Jamais de la vie.
En bon correspondant discipliné, j’ai appelé le Ministère et je suis tombé sur Noëlle Bellone, fidèle collaboratrice de Tapie :
-« Bonjour Madame, je souhaite parler à M. le Ministre…
– Puis-je savoir à quel sujet s’il vous plaît ?
-Il n’y a pas de sujet, Madame, je l’appelle parce que mon chef de service du « Figaro » m’a demandé de le contacter…
–Bon, ne quittez pas je vous prie, je vais voir… »
J’entends un vague bruit de pas sur un parquet et l’écho étouffé d’une brève conversation :
-« M. D’Arrigo, il y a bien une raison pour laquelle vous souhaitez joindre M. le ministre, non ? reprend Mme Bellone.
-Non, madame, je vous assure qu’il n’y a aucune raison particulière…
–Dans ce cas, je vous souhaite une bonne journée…»
C’est grâce à ce stratagème ambigu que j’ai évité de me faire limoger de la rédaction pour « insubordination » tout en laissant entendre à la directrice de cabinet que je n’avais aucune intention de m’excuser auprès du ministre.
Ce Bernard Tapie là , le fier à bras qui provoquait les élites et fascinait les foules par son audace et ses déclarations bravaches, a complètement changé. Ce n’est plus le même homme aujourd’hui. Il a payé sa dette à la société, il a été emprisonné pour les divers errements qu’il a pu commettre, l’ardoise est effacée, on n’en parle plus. Point barre.
Un acharnement indécent
Je ne comprends pas l’acharnement actuel de la justice à son encontre et l’inhumanité de l’institution judiciaire. Celui qui se présente à la barre ne mérite pas les pamphlets dirigés contre lui par certains pitbulls de la presse qui continuent de le persécuter comme s’ils voulaient l’amener à résipiscence.
Les aboiements persistants de la meute sont indécents, et la volonté de tirer sur une ambulance relève de l’obscénité.
Confronté depuis plusieurs années à un double cancer de l’estomac et de l’œsophage, Bernard Tapie est devenu un exemple magistral d’humanité et de générosité. Ce Tapie-là , celui qui permet à des milliers de cancéreux anonymes de reprendre courage et de s’inspirer de son invincible énergie, ce Tapie-là est un homme formidable que je m’honore de saluer ici après l’avoir tant brocardé.
Peut-être est-ce le secret de son insolente réussite dans la vie ? Bernard Tapie a toujours éprouvé un immense besoin de reconnaissance. Force est de reconnaître que c’est un touche à tout de génie. Il a été chanteur, animateur de télé, homme d’affaires, président d’une équipe cycliste, président de l’OM champion d’Europe, ministre, comédien, marin, pilote et même…journaliste. En 2014, c’est lui qui a interviewé avec brio les principaux candidats aux élections municipales de Marseille en direct du Cercle des Nageurs de Marseille avec l’amicale complicité de Paul Leccia. Ses questions étaient très pertinentes sans jamais être venimeuses. Du grand art.
S’il n’était pas affecté aujourd’hui par la maladie et ses soucis judiciaires, je suis sûr que Bernard Tapie nous épaterait encore par son insatiable appétit de défis et son inaltérable vaillance dans l’accomplissement de sa destinée conçue comme une performance sportive.
Une exceptionnelle capacité de résilience
J’entends d’ici vos interrogations : mais qu’est-ce qui vous prend, vous, l’un des contempteurs attitrés de Tapie, de devenir maintenant son thuriféraire ? Eh bien, c’est simple : l’homme a totalement changé. Et j’admire celui qu’il est devenu.
Oui, j’admire son exceptionnelle capacité de résilience face au cancer, la foi qui l’anime et lui permet de renverser des montagnes, sa pugnacité pour répondre à des procédures tatillonnes et aux désespérantes lenteurs de la justice, sa mentalité de Cyrano pour bousculer les puissants et cette forme de naïveté populaire qui le rend sympathique à ses procureurs les plus implacables.
Oui, Bernard Tapie peut mentir de bonne foi, mais, ce faisant, il ne ment plus à personne. Comme le disait Friedrich Nietzsche : « On peut toujours mentir avec la bouche, mais avec la gueule qu’on fait en même temps, on dit la vérité quand même ».
Durant toute sa vie, Tapie a connu des succès fulgurants et des échecs retentissants. L’histoire de son existence est celle d’un yoyo permanent. Les supporters des virages sud du stade vélodrome, ceux qui l’ont statufié de son vivant : « Bernard, à jamais le boss ! », pourraient lui communiquer ce dicton marseillais : « plus tu montes haut, plus tu te trompes cher ! »
Tapie, c’est l’homme qui est capable, avec le regretté Armand Mikaélian, de battre en 1988 le record du monde de la traversée de l’Atlantique en monocoque à bord du Phocéa en affrontant des tempêtes gigantesques et qui se fait empapahouter comme un bleu dans la vente d’Adidas par certains dirigeants du Crédit Lyonnais plus retors que lui.
Tapie, c’est l’homme qui devient l’idole de toute une ville un soir de mai 1993 à Munich et qui se retrouve quatre ans plus tard à la prison des Baumettes. C’est l’homme qui est adulé par le peuple parce qu’il bouscule le système établi, défonce les portes des vestiaires et renverse les tables de la bienséance. C’est le candidat aux élections législatives de 1988 dans la sixième circonscription de Marseille qui a le culot de téléphoner en direct de la conciergerie du Sofitel Vieux Port à Patrick Poivre d’Arvor pour lui demander de lui octroyer un entretien de plusieurs minutes dans le journal télévisé de TF 1 du lendemain et de raccrocher sans attendre la réponse du journaliste !
Tapie, c’est un autre homme, un tout autre homme, qui accorde au même TF 1 en novembre dernier une interview magistrale de dignité et d’humanité à l’issue de laquelle il est salué unanimement par toute la France.
La vie de Bernard Tapie, c’est l’histoire étonnante d’une rédemption exemplaire, celle d’un homme touché par la grâce, celle d’un gagneur avide de gloire devenu un héraut de la lutte anti-cancer. Dans le dernier texto que Tapie m’a fait parvenir, il me confiait que, désormais, il déjeunerait volontiers avec moi à Marseille. En aura-t-il le temps ? En aura-t-il la force ? Je le souhaite de tout cœur, mais si jamais il n’y parvenait pas, j’aimerais simplement lui dire :
-« Adieu Bernard, je t’aimais bien ! »
José D’Arrigo
Rédacteur en Chef du Méridional