Le siège de 1524 ou la résistance héroïque des Marseillaises qui sauvent la ville en protégeant la France de l’invasion des troupes impériales de Charles Quint. Notre série d’évocations par Gabriel Chakras. Ep 4.
A cent mètres de la Joliette, au croisement de la rue de la République, le boulevard des Dames porte bien son nom : c’est là , sur l’ancien rempart nord, qu’eut lieu, en août et septembre 1524, un fait d’armes inoubliable : la résistance des femmes de Marseille face aux troupes du connétable Charles de Bourbon, traitre à François 1er, opportunément rallié à l’empereur Charles Quint. D’ailleurs, à l’angle d’un immeuble haussmannien, une plaque apposée au mur rappelle cet acte héroïque. Pour leur rendre hommage, sur délibération du conseil municipal prise le 7 août 1805, l’artère qui de la Porte d’Aix descend vers la mer, porte le nom de ces femmes.
Marseille faisait corps avec le pays. Ancienne « terre adjacente » au royaume, elle avait adhéré (avec toute la Provence) au destin de la France en 1482, quand Louis XI, héritier du bon roi René, le lui demanda. Avec une grande puissance derrière elle, la vieille cité pouvait avantageusement défendre son commerce en Méditerranée où sévissaient pirates et Barbaresques. Mais elle exigeait que les fameux « chapitres de paix », signés entre 1252 et 1257, fussent reconnus par le royaume, ce qui fut entériné sans objection. Ainsi tout roi en visite dans ses murs, devait préalablement renouveler le serment de Charles d’Anjou, comte de Provence, qui avait institué ce rituel respectant « privilèges, franchises et libertés de la ville ». Après quoi, muni des clés de la Cité, le souverain pouvait franchir la porte Réale sous les acclamations du peuple. François 1er le fit à son retour d’Italie, après la victoire de Marignan : Marseille, restée loyale, lui réserva un accueil délirant.
Seul souci pour le roi : le Connétable Charles de Bourbon. Jaloux du roi, cet ambitieux trahit son pays pour se mettre au service de Charles Quint. En 1524, au moment où l’armée française repassait les Alpes, en apprenant la mort de Bayard, Bourbon crut le moment venu d’ajouter à ses possessions le Dauphiné et la Provence. Et ce, malgré les conseils du marquis de Pescaïre, nommé auprès de lui comme lieutenant par Charles Quint.
- « Méfiez-vous de Marseille ! » lui dit le marquis. César lui-même dut traiter pour y entrer !
- Ah ! Ah ! répondit Bourbon. Marseille n’est qu’une ville de mercantis et de braillards que trois coups de canon suffiront à épouvanter, et je gage qu’aussitôt les consuls m’ouvriront les portes de la cité ! »
Il se trompait, le traître ! Prévenue deux mois des intentions de Charles Quint, Marseille prit ses précautions. Elle ne fut donc nullement surprise lorsque les troupes du connétable de Bourbon apparurent à la Viste, le 5 août 1524. Le siège commença le 15 août, jour de l’Assomption. Posté sur les hauteurs d’Arenc, Charles de Bourbon vit cette scène qui l’étonna : une immense procession cheminait le long des remparts, des milliers d’hommes et de femmes derrière trente capitaines portant la vierge des Accoules, tandis qu’un chœur de jeunes filles chantait l’Ave maris stella. Image saisissante d’une ville dédiée au culte marial et entièrement fidèle au catholicisme.
Une ville cernée
Bof ! il n’y a là que des civils, je ne vois pas de soldats, fit Charles de Bourbon et c’est de bon augure ! L’armée impériale, elle, s’était disséminée autour de la ville : les troupes du Connétable à la Blancarde, celles du marquis de Pescaïre à Saint-Lazare, des lansquenets à la Joliette, d’autres sur le chemin d’Aubagne, d’autre encore aux abords de Saint-Victor. Bref, une ville cernée, vouée à être
pillée et ruinée, subissant le même châtiment que lors de l’invasion aragonaise, un siècle plus tôt.
Mais c’était mal connaitre les cinquante mille Marseillais qui, justement, avaient en tête la razzia de 1423, marquée par le vol des reliques de Saint-Louis d’Anjou et de la chaîne du port. Et donc décidés à vaincre ou à mourir, plutôt que de revivre un semblable désastre. Aussi, tout ce que la cité comptait comme hommes valides et vaillants – garde civique, matelots des galères, etc. – jurèrent par Notre-Dame de la Garde que « ni Pescaïre, ni Bourbon ne toucheront au reliquaire de Saint-Victor, ni à la Vierge noire des Catacombes, ni au buste d’or de Saint-Lazare sous la cathédrale de la Major », et que pas un soldat ennemi ne passerait une porte de la ville sans qu’on en ait d’abord tué tous les défenseurs.
Quant aux femmes… Elles s’étaient mobilisées spontanément, y compris celles de la noblesse : Mmes de Monteaux, de Vento, de la Mûre, de Villages, de Canet, de Fortia, de Réauss, et de Roquevaire, bientôt rejointes par des femmes du peuple. Pas de distinction sociale. L’union fait la force !
Charles de Bourbon, sans attendre l’arrivée de douze gros canons dont il avait besoin pour préparer son assaut fit détruire les aqueducs qui alimentaient Marseille. Qu’à cela ne tienne, se dirent les assiégés, nous avons des centaines de puits sous nos pieds ! En fait, la question épineuse était d’empêcher les canons impériaux d’arriver d’Aix. Pour cela, il eût fallu que La Fayette, amiral des mers du Levant – commandant une flotte de trente-trois vaisseaux – l’eût menée à bien si le mistral ne s’était soudain levé, après qu’il eut débarqué quatre cents hommes à Arenc, l’empêchant de les rembarquer, et l’obligeant à fuir vers le large.
Artillerie lourde contre le rempart nord
Décidemment, l’affaire se présentait mal pour les assiégés. Voici ce qu’écrit Gabriel Domenech dans son récit de ce siège publié dans Histoire Magazine (n° 9, septembre-octobre 1980) : « Car à peine était-il en possession de son artillerie lourde que le connétable félon ordonnait le bombardement. Et les boulets commencèrent à s’abattre sur la ville, à la cadence de l’époque, bien sûr, mais assez pour tuer bon nombre de malheureux et détruire quelques maisons, mais surtout, pour ouvrir une brèche dans le rempart nord, puisque c’était le seul côté par lequel l’armée impériale pouvait espérer investir Marseille. »
Cependant les canons marseillais ripostaient efficacement. Et chaque fois qu’un trou était percé dans le mur, le temps que l’ennemi s’y engouffre, il était comblé ! D’autre part les Marseillais, adroits tireurs, occasionnaient tant de pertes dans les rangs ennemis que Bourbon, perplexe, se mit à douter de la victoire. En face, plus que jamais, l’on se serrait les coudes. La foi d’un peuple croyant et qui invoquait chaque jour le Très-Haut, confortait le moral. D’autant que l’évêque Cyprien, depuis l’abbaye de Saint-Victor assiégée, donnait le 26 août la bénédiction du Saint-Sacrement à la population agenouillée sur l’autre rive.
Deux jours plus tard, « alors que l’armée impériale –raconte Gabriel Domenech – avait creusé une longue tranchée couverte pour tenter d’accéder à une porte, celle de la Joliette, celle-ci s’ouvrait brusquement et en surgissait deux mille hommes, hurlant comme dix mille, devant lesquels l’ennemi, surpris, se débandait. Le temps de réagir, tous les travaux étaient détruits, et pas un mort marseillais n’était laissé sur le terrain. La seule menace sérieuse, durant ce mois, était la sécheresse (…). Mais les Marseillais s’enhardissaient ! »
Le 6 septembre, devant les dégâts que causait une batterie installée au Lazaret, les assiégés refirent le coup de la surprise en hurlant, chassant les occupants, et brisant les canons. A la Belle de Mai, ils laissèrent trois cents morts sur le carreau… Le Connétable ne paradait plus ; il avait perdu prestance et assurance. Mais têtu, il renforça son artillerie de huit doubles canons, de deux grandes couleuvrines, de sept couleuvrines moyennes, toutes ces pièces dirigées contre le secteur nord. Sus au rempart ! Un déluge de boulets ! Pas moins de quatre cent quatorze coups du 23 août au 22 septembre. A ce rythme-là , se dit le Connétable, Marseille capitulera le 28 août.
« A la brèche ! »
« Il fallait bien admettre, dans les rangs des assiégés, constate Gabriel Domenech, que la situation était dramatique. Sous un tel bombardement, en effet, le rempart nord avait fini par s’écrouler. Sur trente coudées de largeur, il n’était plus qu’un tas de gravats. Et les Impériaux, en face, hurlaient de joie, sentant enfin la proie à leur portée. Mais dans la ville, ces hurlements, loin de semer la terreur, exacerbaient la volonté de se battre. Des crieurs parcouraient les quartiers pour alerter la population, et sur tous les murs l’appel éclatait en caractères rouges : « A la brèche, Marseillais ! » Personne ne voulait manquer le rendez-vous. Depuis la porte de la Joliette jusqu’à la porte d’Aix, les remparts se hérissèrent de défenseurs, et l’étendard de la croix d’azur au champ d’argent fut planté au milieu même de la poussière de la brèche pour montrer que c’était là , désormais, qu’il fallait vaincre ou mourir. »
Admirable esprit de sacrifice ! Qu’ils viennent donc se heurter à la muraille humaine qui s’était substituée à celle de la pierre ! Toujours est-il qu’après sept heures de combat acharné, et le jour déclinant, le Connétable ordonnait le retrait en pensant à un lendemain triomphant. D’ailleurs, comment les assiégés pourraient-il réparer de nuit et en quelques heures le rempart détruit sur plus de dix mètres ? Impossible !
« Ce que le Connétable ne pouvait imaginer, poursuit Domenech, c’était le miracle qui se produisit cette nuit-là . Un miracle digne des tragédies grecques… Descendues de la place Saint-Thomé (actuelle place de Lenche), les femmes de la noblesse et de la bourgeoisie marseillaise dont on a cité plus haut les noms, se mirent à parcourir les rues, frappant à toutes les portes, appelant leurs concitoyennes à les suivre plutôt qu’à se lamenter, prêchant la résistance ou la mort, entrainant les épouses, les mères et les sœurs. Et c’était sans nul doute un étonnant spectacle que ces cortèges d’amazones gravissant toutes les calades qui conduisaient au rempart nord, apportant avec elles toutes sortes de matériaux, toutes sortes d’outils et travaillant d’arrache-pied pour combler le gouffre ouvert devant la ville et par lequel, dès le jour levé, des milliers de fauves humains pénétreraient si l’on ne parvenait pas à leur barrer la voie… »
Au petit matin, le Connétable eut beau écarquiller les yeux, chez lui tout était à refaire ! Et soudain, il entendit une clameur : le roi et son armée, depuis Avignon venait au secours de la fidèle Marseille.
Vivo Marsiho ! Vivo Marsiho !
Femmes et hommes criaient de joie.
Alors le félon connétable, craignant la destruction totale de son armée, décampa sans tarder. « Marseille avait gagné et ses femmes entraient dans l’histoire des grandes héroïnes », conclut Gabriel Domenech de sa si belle plume.
Gabriel Chakra
Illustration : « Marseille défendue par ses citoyennes en 1524 » de Debuisne d’après David
(collection Musée du Vieux-Marseille)