Il est des querelles qui durent et perdurent. Celle qui opposait les Marseillais aux Catalans, par exemple. Elle commença à la fin du XIIIe siècle, pendant les Croisades, quand les Marseillais obtinrent au Levant le privilège de créer des comptoirs, au nez et à la barbe de leurs rivaux. Les Montpelliérains encaissèrent le coup, sans en faire un drame. Pas les sourcilleux Catalans. Le contexte était explosif, le moindre incident pouvait envenimer les relations entre des protagonistes nourrissant des rancoeurs accumulées.
Déjà en mars 1282, lors d’une bataille navale, Catalans et Aragonais infligèrent de lourdes pertes à la flotte marseillaise. Il faut souligner que des princes, ceux d’Angers en particulier, n’hésitaient pas à solliciter des marins – y compris catalans – pour leurs expéditions, mais sans les rétribuer convenablement. Pour survivre, nombre de ces hommes se livraient à la piraterie, d’autres se complaisaient dans l’oisiveté, échouant dans des villes au gré de leurs humeurs vagabondes ou suivant les circonstances. Aussi voyait-on à Marseille, des forbans ibériques trainant dans les rues, verbe haut et regard menaçant, peu enclins à susciter la sympathie. Leur comportement inspirait aux habitants un net sentiment d’animosité.
La couronne de Naples au cœur d’un contentieux
Le Catalan était rejeté, quasi promu au rang d’ennemi héréditaire. D’autant que, au plan diplomatique, les choses ne s’arrangeaient pas. Une rupture entre le pape Martin V et Jeanne II, reine de Naples, fit monter la tension. Furieuse que le pontife l’ait frustrée de son royaume (et de sa couronne) en le donnant en 1419 à Louis III, comte de Provence, Jeanne s’allia à Alphonse V, roi d’Aragon. Lequel revendiquait aussi la couronne de Naples. Mais ne pouvant assurer son pouvoir au sud de l’Italie, le contentieux vira à la guerre. Rancunier, d’esprit vindicatif, Alphonse V arma sa flotte à Valence et décida non pas d’attaquer Naples mais de s’en prendre à Marseille, lieu stratégique dans le dispositif de Louis III devenu son meilleur ennemi. Cette intervention fut la tragédie la plus grave que la vieille cité ait subie de toute son histoire.
En 1423, Marseille était extrêmement vulnérable. Il y avait certes des remparts mais, de terre comme de mer, l’ennemi pouvait la menacer. A l’entrée du port, la tour du roi René n’existait pas encore, elle ne sera érigée qu’en 1447. A son emplacement, la vieille tour Maubert tombant en ruines faisait office de sentinelle : tous les soirs, entre la Tourette et Saint-Nicolas, un gardien déployait une longue chaîne pour fermer l’entrée de la cité qui, à cette époque-là, se condensait dans un périmètre englobant Saint-Laurent, la Vieille Major, le Jardin des vestiges, et le Quai des Belges. Ni le cours Belsunce, ni la Canebière ne figuraient dans le paysage urbain. La population ? Environ 10 000 habitants.
Des galères ennemies dans la rade
La surveillance reposait essentiellement sur la vigilance des guetteurs. Dans la matinée du samedi 20 novembre 1423, des hommes signalèrent des navires dans la rade. Ohé, Aragonais en vue ! Pas d’erreur, c’étaient les vaisseaux d’Alphonse V en guerre contre Louis III. 18 galères cinglant tout droit vers la cité !
Le temps de donner l’alerte en informant les autorités, de prendre les dispositions d’usage, il était déjà trop tard. A l’évidence, l’ennemi avait bien étudié la topographie de la ville. Un plan d’attaque minutieusement élaboré. Pendant que les galères se présentaient devant l’entrée du port, des hommes de type commando prenaient à revers les ouvrages de défense. Ils débarquèrent dans une anse qui depuis porte leur nom (les Catalans), et poussèrent jusqu’à Saint-Victor, avant de rejoindre leurs comparses qui avaient réussi, eux, à sectionner la chaîne du port, livrant le passage aux navires. Au même moment, un autre corps débarquait dans l’anse de l’Ourse (la Joliette) et pénétrait dans la ville par la butte des Carmes. Prise en étau, la cité allait endurer une horrible épreuve.
Pendant quatre jours, rue par rue, Marseille fut systématiquement pillée, puis incendiée, le feu attisé par un vent lui aussi venu de la mer et dont le souffle puissant alluma des brasiers partout. La ville n’était plus qu’un brasier. La vengeance assouvie, les assaillants reprirent la mer en emportant comme butin la chaine du port et les reliques de Saint-Louis d’Anjou volées dans l’église de Saint-Ferréol-les Augustins.
De longues années furent nécessaires pour panser les plaies. Les habitants qui avait fui eurent beaucoup de mal à y revenir, traumatisés par l’événement. Un décret de la reine Yolande, en date du 16 mai 1424, soit six mois après les faits, ordonna aux fugitifs d’y rentrer, sous peine de confiscation de leurs biens. Naturellement, l’ordre fut accompagné de mesures d’aide pour hâter le repeuplement : cens immobilier annulés ou réduits, remboursement de dettes et paiement des intérêts suspendus, exemption de droits pour les transports de bois et matériaux nécessaires aux nouveaux bâtiments, etc.
Les reliques de Saint-Louis d’Anjou furent restituées le 24 juin 1956 mais pas la chaîne, malgré maintes demandes réitérées par la Ville de Marseille. Cette précieuse chaîne est suspendue à un mur de la salle capitulaire de la cathédrale de Valence. Il est à espérer qu’au nom de l’Europe et de l’amitié entre les peuples, le diocèse valencien (la chaine appartient à l’Eglise espagnole et non à l’Etat) nous rende un jour, dans le cadre d’une cérémonie officielle, ce trophée d’un autre temps.
Gabriel Chakra