Aussi loin que plonge notre regard dans le passé, et sur la très longue distance, l’élément majeur qui apparait réside dans l’étonnante capacité de Marseille à affronter les épreuves, à les endurer, puis à les surmonter. C’est un invariant historique. Toujours elle a survécu quand on la croyait définitivement déchue ou perdue, parfois même rayée de la carte. Cramponnée à la vie comme à son rivage, l’aptitude au rebond est dans son ADN. Voici des événements qui jalonnent son histoire mouvementée et qui marquent encore sa conscience collective. Ils sont développés en de larges traits, en allant à l’essentiel, ce qui est aussi une manière de raviver la mémoire.
1.- Je te fais la guerre si tu n’es pas mon ami…
Pourquoi Jules César assiégea Marseille
Dès sa fondation, Marseille tira sa richesse de la mer. La navigation lui permit de développer ses activités commerciales, de fonder des colonies – Le Brusc, Hyères, Antibes, Nice. Entre 218 et 203 avant l’ère chrétienne, le déclin de Carthage affaiblie par la Deuxième Guerre punique menée par Rome contre sa grande rivale du Sud, lui assura la primauté. Aussi rayonna-t-elle sans concurrence de Gênes aux Pyrénées et dans le golfe du Lion.
Entre Marseille et Rome, la bonne entente prévalait. Les Romains avaient besoin de la marine de commerce marseillaise et, en contrepartie, Marseille bénéficiait de la puissante protection de Rome. Et pour cause : dès leur implantation au bord du Lacydon, l’actuel Vieux-Port, les Grecs originaires de Phocée suscitèrent l’hostilité de la tribu ligure des Ségobriges, bien décidés à bouter hors de leur terre ces gens venus d’Ionie, en Asie Mineure, sur les côtes égéennes de l’actuelle Turquie.
Car cette tribu ligure, contrairement à ce qu’on croit, était rétive à une greffe étrangère sur son sol. Aussi prit-elle les armes après la mort de leur chef Nann. Un conflit échelonné sur plusieurs siècles. Régulièrement assaillis, souvent en difficulté, les Grecs de l’antique Massalia ne durent leur salut qu’à l’intervention des légions romaines en 122 avant notre ère. Les soldats de Gaius Sextius Calvinus, en garnison sur le site de la future ville d’Aix, vinrent au secours de leurs alliés, détruisant l’oppidum d’Entremont, forteresse ligure, au nom de l’amitié séculaire qui régissait les deux villes. En effet, pendant la Seconde Guerre punique opposant Rome à Carthage, les Marseillais avaient apporté aux Romains une aide décisive. Compensant les faiblesses romaines en mer, ils mirent chaque fois leurs vaisseaux au service des Romains, notamment lors de la destruction de Carthage en 146 avant Jésus-Christ.
En ce temps-là , Rome, à l’apogée de sa puissance, possédait en Espagne des richesses minières. Un trésor à protéger. Stratégiquement, l’arrière-pays marseillais – le sud de la Gaule – devint le passage obligé entre l’Italie et l’Ibérie. Et sur cet axe routier les Romains, toujours enclins à administrer et à équiper les terres conquises, créèrent la province de la Narbonnaise avec, sur la via Domitius – la toute première grande voie du pays – la ville-capitale de Narbo Martius (Narbonne) en 118 av. J.-C.
Mais dans cet empire qui visait à dominer tout l’Occident, deux hommes briguaient le pouvoir : le noble sénateur Pompée et l’ambitieux Jules César. Figure respectée par les notables, Pompée jouissait d’un grand prestige. En Espagne, il venait de mater Sertorius qui voulait y créer un Etat indépendant. Pompée y cantonna ses troupes mais, pour consolider ses positions, il partit en Orient qui était, pour reprendre la formule usitée, la « pompe à finance » de Rome. L’Anatolie, la Syrie et l’Egypte recelaient de grandes richesses, et c’est en les accaparant que Pompée, comme le fit avant lui Alexandre le Grand, pouvait subvenir aux besoins de ses soldats en Espagne d’une part, et à entretenir d’autre part son armée et sa cagnotte personnelle. Le commerce en Méditerranée servait aussi à ce type de nécessité.
A son retour, Pompée constitua avec César et Crassus le premier triumvir détenant tout pouvoir à Rome. A la mort de Crassus, Pompée fut nommé par le Sénat consul unique de Rome. Cependant il eut du mal rétablir l’ordre dans une ville énorme, la plus importante de l’univers, secouée par des troubles permanents. Et il y avait un autre motif d’inquiétude : Jules César. Se tenant en retrait, mais guettant le moment propice pour agir, César qui avait le savoir-faire expéditif et qui rêvait d’un pouvoir personnel, franchit le Rubicon – un fleuve d’Emilie-Romagne – avec ses troupes, le 17 décembre 50. Aléa jacta est – les dés en étaient jetés ! La guerre fut déclarée avec Pompée, lequel alla se réfugier en Grèce. Prompt à tirer les marrons du feu, César s’empara sans coup férir de l’Italie et fonça droit sur l’Espagne, pour rallier à sa cause les soldats de Pompée.
Cruel dilemme : Pompée ou César ?
Sur la route de l’Espagne, en 49 avant J.-C., il y avait Marseille, l’amie reconnue de Rome. La ville était dirigée par un conseil de six cents représentants des corps de métiers, les timouques, sorte d’aristocratie sensible aux formes et aux convenances. La gestion des affaires courantes incombait à quinze magistrats issus de ces corps. Les circonstances obligeaient la ville à choisir entre César et Pompée. Cruel dilemme ! En fait, ces quinze magistrats, plutôt conservateurs, eussent aimé rester fidèles à Pompée, d’autant que celui-ci, pour garder Marseille dans son giron, y envoya Domitius à la tête de plusieurs vaisseaux de guerre, preuve de son soutien aux sages notables marseillais. Mais César postulait un principe simple : où tu es mon ami et tu me suis, ou tu es mon ennemi, et je te combats… Pour lui, les Marseillais devaient suivre l’exemple des Italiens plutôt que d’obéir à Pompée.
Après des tergiversations et hésitations, Domitius, fin manœuvrier, parvient à gagner l’édilité marseillaise à la cause de Pompée. Outré, Jules César mobilisa trois légions et déclara la guerre à la Cité. Les dix mille Marseillais, ayant fait provision de vivres et de matériel, se calfeutrèrent dans leurs remparts qui couraient sur deux kilomètres, englobant le Centre Bourse, la porte d’Aix et la butte des Carmes, tandis que leur flotte mouillait au large du Frioul en prévision d’une bataille navale. La place était commandée par Apollonidès et les quinze magistrats assuraient l’ambassade auprès du QG romain.
En face, Jules César alignait vingt-cinq mille hommes supérieurement armés et d’une expérience sans commune mesure avec une population aspirant à la paix… Il confia l’armée à Trébonius et la marine à Brutus. Un moment, il eut l’idée de prendre la ville par surprise mais celle-ci, bien défendue, l’en dissuada. Depuis son poste de commandement établi sur le plateau de Saint-Charles, le « Grand Jules » fit édifier (avec le bois de centaines d’arbres abattus dans le massif de la Sainte-Baume) une tour de 10 mètres de haut pour deux raisons : résister aux brandons lancés depuis les remparts contre ses soldats, et ouvrir une brèche dans ces remparts à l’aide d’une « tortue » fonçant droit comme un lourd et puissant bélier glissant sur une rampe. Le Génie militaire romain fit des prouesses techniques, mais la cité assiégée et défendue par Apollonidès résistait vaillamment. D’autant que César, parti en Espagne, laissait la conduite des opérations à ses deux lieutenants.
Guerre d’usure
Sept mois plus tard, avec le retour du conquérant, le sort des assiégés fut scellé. Malgré leur courage à mener vaillamment assauts et contre-attaques, sur terre et sur mer, ils ne pouvaient l’emporter. La guerre d’usure leur fut fatale. Face à un tel adversaire, aux moyens largement supérieurs en logistique, en armement et en expérience, la résistance s’avéra vaine. Seize vaisseaux marseillais furent détruits au Frioul. La population, accablée par le confinement, mais aussi par la chaleur et la maladie, manquant de blé et d’eau potable, se rendit à l’évidence.
Au final, les Romains réussirent à entamer les remparts d’une large brèche, et leur flotte déclarée victorieuse au Frioul. Bien que triomphant, César la joua modeste. Il rançonna la cité, il lui enleva des colonies sauf Nice et les îles d’Hyères, mais lui laissa les prérogatives d’une ville libre. A vrai dire, il punit Marseille d’une façon détournée, en favorisant l’émergence d’Arles, la Rome des Gaules, grand emporium voué à doter Rome de blés et de… fauves dont ses gladiateurs et un public conquis raffolaient. Panem et circenses !
Gabriel Chakra