Marseille : les clefs d’une élection souterraine

Incroyable ironie de l’histoire : Guy Teissier pourrait être sacré maire de Marseille ce samedi 3 juillet 2020 au bénéfice de l’âge (75 ans) par l’homme qui l’exècre le plus au monde, Jean-Claude Gaudin. Il faut savoir que depuis cinquante ans, Claude Bertrand l’éminence grise du maire, et Jean-Claude Gaudin lui-même, ont juré que cet ancien parachutiste, friand d’ordre, de responsabilité et de justice sociale, ne serait jamais élu maire de Marseille.

Le duo machiavélique a-t-il conspiré en secret contre son propre camp pour convaincre certains de leurs conseillers municipaux amis de voter pour l’extrême-gauche ou de s’abstenir à seule fin de mettre un terme définitif aux ambitions de leur éternel rival ? Les deux compères sont-ils à l’origine de l’extravagante sortie de Lionel Royer-Perreaut, réélu maire du 9/10, qui a décidé de se présenter contre son mentor en politique, celui qui lui a tout apporté après la mort tragique de Yann Piat dont il était l’attaché parlementaire ?

On serait tenté de le croire lorsqu’on considère les arguments de Lionel Royer-Perreaut pour justifier son choix : un, Teissier aurait passé des accords occultes avec le Rassemblement national pour bénéficier de leurs neuf suffrages, deux, Martine Vassal n’aurait consulté personne pour désigner Guy Teissier à sa place et seulement parce que c’est le doyen des conseillers, trois, l’électorat marseillais a décidé, par la nature de son vote ambiguë, de ne pas trancher entre l’extrême gauche et la droite républicaine, obligeant ainsi les élus des deux camps à s’entendre en vue d’une nouvelle « gouvernance partagée Â», naguère assurée par Teissier lui-même à la tête de la communauté urbaine.

Sur ce troisième argument, on ne saurait donner tort à Lionel Royer-Perreaut car les scores enregistrés par l’extrême-gauche et la droite républicaine sont beaucoup plus serrés que ne l’indiquent les médias socialistes. Au premier tour de scrutin, le « Printemps marseillais Â» a en effet totalisé 6735 voix de plus que Martine Vassal (LR) sur 507 412 électeurs inscrits, et au second tour, lorsque Martine Vassal et Bruno Gilles mêlent leurs suffrages, cet écart se réduit à 2232 voix, c’est-à-dire une poignée de figues au regard du demi-million d’inscrits sur les listes électorales. C’est là qu’on comprend que la Gauche n’a pas vraiment gagné cette élection, elle a profité des divisions de la droite qui s’est en quelque sorte « auto-flinguée Â»â€¦

Teissier-Royer-Perreaut : une animosité ancienne

En revanche, les autres arguments de Royer-Perreaut sont fallacieux. Ils cachent une réalité plus prosaïque. Souvenez-vous de la préparation des élections municipales en 2019 : il avait fallu que Martine Vassal se déplace elle-même à Mazargues pour éteindre l’incendie entre Teissier et Royer Perreaut, tous deux candidats au même poste de maire. Teissier avait fini par s’effacer pour sauvegarder les intérêts de son camp mais tout le monde avait compris qu’il y avait désormais de l’eau dans le gaz entre l’élève et son maître.

Nous pouvons même vous confier que ce conflit larvé a failli dégénérer en bagarre judiciaire, tant la tension était vive entre ces deux-là. Finalement, tout s’est arrangé en surface avec grands sourires et embrassades en face des caméras. Mais les arrières pensées vindicatives viennent d’éclater au grand jour : entre le député et le maire du 9/10 c’est la détestation cordiale. Et si Royer-Perreaut s’est précipité pour briser la dynamique impulsée par Martine Vassal, c’est parce qu’il sait fort bien que si Teissier est élu, lui, l’élève très indocile, ne tardera pas à finir à la trappe…

La défection de Lionel-Perreaut et sa stratégie du « tout sauf Teissier Â» peuvent-elles empêcher Teissier d’être élu à la majorité absolue ? Certes oui. Pour que Teissier recueille les 51 voix nécessaires (sur 101 conseillers), il faut qu’il table sur les trois conseillers de Bruno Gilles – ça, c’est fait, en principe -, ce qui porte le score à 42 élus partout entre l’extrême gauche et la droite républicaine. A partir de là, si Teissier parvient à convaincre quelques élus du Rassemblement National et de Samia Ghali de voter pour lui, il peut flirter avec les 51 voix de la majorité absolue, mais il devra décompter de son total la précieuse voix de son ex-ami Royer-Perreaut qui fera défaut à son camp.

Vous voyez qu’on n’est pas sorti de l’auberge. D’autant moins que les voix de Samia Ghali, femme de gauche qui aimerait avoir l’appui de la Droite, n’iront certainement pas toutes au Printemps marseillais qui peut mathématiquement espérer obtenir 50 voix avec cet appui providentiel des savoureux chichis-fregis de « Ma-Ghali Â» à l’Estaque.

Seulement voilà, Ghali est clairement enférocé contre le Printemps marseillais qui a voulu l’évincer du champ politique en maintenant contre elle la candidature de Jean-Marc Coppola alors que le RN était bien placé pour l’emporter. Ghali sait parfaitement que si Coppola l’avait emporté – ça s’est joué à 386 voix seulement ! -, elle serait aujourd’hui confortablement installée dans les poubelles de l’histoire politique de la gauche marseillaise. La pasionaria de l’Estaque sera donc tentée de rendre à l’extrême gauche la monnaie de sa pièce, peut-être en faisant à son tour la courte échelle à Martine Vassal qui l’a puissamment aidée à vaincre en retirant son candidat du 15/16.

« Une personne de confiance »

En outre, Olivia Fortin, la tombeuse de Martine Vassal dans le 6/8, ne s’est pas gênée pour affirmer sur les ondes qu’il n’était pas question de nommer Samia Ghali en qualité de première adjointe de Mme Rubirola. « Il faut désigner une personne de confiance issue de nos rangs Â», a-t-elle tranché. Une « personne de confiance Â» en marseillais, ça signifie qu’on ne peut pas nommer n’importe qui à un poste clef. Bonjour l’ambiance.

Pour corser un peu cet imbroglio municipal, on s’aperçoit, en lisant les noms des neuf élus du Rassemblement national, que six d’entre eux sont « Teissier-compatibles Â». Bernard Marandat, Franck Allisio, Eléonore Bez, Sophie Grech, Cédric Dudieuzère et Stéphane Ravier lui-même auraient du mal à accepter en effet que Marseille soit gouvernée par des zozos de l’extrême gauche, un camp qu’ils ont toujours ardemment combattu. Ils seraient assez favorables à un « pacte marseillais Â»pour faire barrage au péril rouge.

Par ailleurs, qui peut avancer avec certitude que le camp Ghali est monolithique ? Personne. Qui peut soutenir que Roland Cazzola, Sébastien Jibrayel (le fils d’Henri), Marguerite Pasquini, Nadia Boulainseur et Samia Ghali elle-même vont célébrer en grandes pompes leurs épousailles avec leurs tueurs présumés ?

Enfin, tous les conseillers de l’extrême gauche voteront-ils comme un seul homme pour Mme Rubirola ? Nul ne le sait. Réponse samedi à bulletins secrets dans les urnes, et au troisième tour à la majorité relative. Mais si Guy Teissier réalise enfin son rêve d’enfant, celui de devenir maire de Marseille, lui l’enfant pauvre des quartiers nord, on ne saura jamais à qui il devra son écharpe. A Samia Ghali ? A Stéphane Ravier ? A Martine Vassal ? Ou bien aux trois partiellement réunis ? Mais certainement pas à son éternel rival : le rancunier Jean-Claude Gaudin.

José D’Arrigo

Rédacteur en Chef du Méridional