Ces dernières semaines, les « incidents » se multiplient dans la région arménienne. Alors que le monde est focalisé sur le conflit russo-ukrainien, les forces azerbaïdjanaises, alliées à la Turquie, semblent se tenir prêtes à une prochaine invasion.
Le Méridional a rencontré Camille et Corentin Clerc, respectivement, chef de mission et de projets de l’association SOS Chrétiens d’Orient en Arménie. Présents sur place depuis un an et demi, ils voient la souffrance d’un peuple qui panse encore ses plaies, et l’inquiétude d’une population qui craint le retour d’une guerre, d’un jour à l’autre. Leur interview constitue le premier volet de notre dossier « Arménie ».
Corentin Clerc représente SOS Chrétiens d’Orient en Arménie. Il s’occupe de toutes les questions liées à la sécurité des volontaires, des relations avec les partenaires, de la vie des volontaires de l’association et de leurs missions sur le terrain. Camille Clerc est responsable des projets organisés en Arménie : l’aide d’urgence, le développement économique et social (surtout auprès des jeunes), le soutien médical, culturel…
Le Méridional : Où en est la situation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ?
Il faut rappeler que la guerre de 2020 a vu entre 5 et 6 000 hommes arméniens morts au combat, et environ 13 000 blessés, physiquement ou psychologiquement : ce qui représente, à chaque fois, des milliers de familles endeuillées. Nous avons rencontré une femme qui avait perdu son père à la guerre de 1990, et son mari, son frère et son fils à la guerre de 2020.
La situation géopolitique dans la région est très problématique. Malgré la signature d’un cessez-le-feu dont la Russie s’est portée garante, l’Azerbaïdjan continue de menacer l’Arménie en lançant chaque semaine des attaques répétées. Des villages sont pris sous le feu des soldats azerbaïdjanais, dans le Haut-Karabagh notamment. Depuis une quinzaine de jours, la région de Martouni [dans le Haut-Karabagh, ndlr] est bombardée tous les jours : imaginez des tirs de mortiers directement sur les habitations, qui obligent la population à fuir. Des tireurs d’élites azerbaïdjanais prennent à parti les paysans lors de leur travail aux champs.
« l’Azerbaïdjan s’en prend même au territoire de la république d’arménie »
L’Azerbaïdjan s’en prend même au territoire de la République d’Arménie : au printemps dernier par exemple, les routes ont été coupées. L’Azerbaïdjan voulait perturber le trafic avec l’Iran, un des principaux partenaires économiques de l’Arménie, en prélevant de façon illégale des droits de paiement sur les camions qui empruntaient ces routes, et en en profitant pour molester et humilier les Arméniens des alentours.
Depuis une dizaine de jours, l’Azerbaïdjan a coupé la conduite de gaz qui permet d’alimenter toute la région du Haut-Karabagh. En cette période encore hivernale, près de 110 000 habitants sont privés de chauffage, alors que les températures oscillent là -bas entre -5 et zéro degré. Les prémices d’une crise humanitaire d’ampleur si la situation dure…
L.M : Pensez-vous qu’un conflit comme celui de 2020 pourrait recommencer avec la même violence ?
La guerre en Ukraine a complètement détourné les yeux du monde occidental de ce qui se passe en Arménie. L’Azerbaïdjan en profite pour préparer la prochaine offensive. Ces dernières semaines, on a vu de vastes mouvements de troupes comprenant des blindés, de l’artillerie, et des centaines de soldats se rapprocher des frontières de l’Arménie. Une nouvelle base militaire a d’ailleurs été inaugurée dans les territoires dits « libérés » du Haut-Karabagh.
Au mois de décembre, une base de drones-suicide a été installée à quelques dizaines de kilomètres de la frontière arménienne. Tout ça est très inquiétant pour la suite. En Arménie, beaucoup imaginent la guerre redémarrant dans les prochaines semaines. Il y a de vrais motifs de préoccupation dans la région. Le meilleur moyen d’aider l’Arménie est de dénoncer cette situation ! Les agissements de l’Azerbaïdjan vont à l’encontre de toutes les règles du droit international.
L.M : Qu’est ce qui pourrait déterminer un déclenchement ou non du conflit ?
Ce qui va déterminer si ce conflit se déclenche ou non, c’est tout simplement le niveau de détermination des Russes, qui sont les garants de la paix dans la région. Pour l’instant, ils semblent plutôt sur la réserve : ils n’osent pas affronter frontalement l’Azerbaïdjan. Les soldats russes se contentent d’entériner et de condamner les violations de cessez-le-feu de l’Azerbaïdjan, mais ne les empêchent pas. Si les Russes, notamment à cause de la situation en Ukraine, décident de se désengager de la région, dans les jours qui suivront, il est certain que l’Azerbaïdjan profitera de ce vide pour entrer en Arménie et annexer une partie du territoire.
les soldats russes se contentent d’entériner les violations de cessez-le-feu
On sait bien que la vision géopolitique de l’Azerbaïdjan à long terme, c’est la disparition de l’Arménie. Après le cessez-le-feu, le président de la Turquie Erdogan et le président de l’Azerbaïdjan Aliev ont signé un traité d’amitié qui entérinait la victoire. Aux murs de la salle de leur réunion figurait une carte de la région du Caucase dont l’Arménie avait purement et simplement disparu, partagée entre l’Azerbaïdjan et la Turquie.
Cet exemple montre bien le but cherché par ces deux pays, très proches diplomatiquement. Les deux peuples turcophones sont séparés par l’Arménie. Le rêve d’Erdogan est aussi de reconstituer l’Empire ottoman, notamment en allant chercher tous les pays d’Asie centrale. L’Arménie est le seul « bouchon ». Ce n’est pas un hasard si la guerre de 2020 a fini dans les circonstances que l’on connaît.
Propos recueillis par Jeanne RIVIERE