Ukraine : un conflit gelé ?

La capitale de l'Ukraine, Kiev © Pxb

Alain Bogé est spécialisé en Géopolitique, Relations Internationales et Commerce International. Il a notamment donné des cours à l’université de Lyon 3, à Lille et en Inde. Il enseigne actuellement à l’université de Prague et à l’European Business School de Paris.

Depuis octobre 2021, l’Ukraine est au centre de l’actualité mondiale. « Bruits de bottes », « gesticulations diplomatiques », « sentiers de la guerre », « nouvelle guerre froide », « bras de fer », « apocalypse », « russophobie », « brouhaha médiatique », « Russia’s gamble », Putin’s game »… le langage des médias rivalise d’invention et joue les gros titres. Depuis plusieurs jours, il semble qu’une « attaque imminente » russe se prépare. Un certain nombre de paramètres restent à prendre en compte.

QUELLE EST LA POSITION RUSSE ACTUELLE ?

On a ici un exemple typique de realpolitik, couplé avec un réflexe impérial et il y a, selon Vladimir Poutine, des lignes rouges à ne pas dépasser : Ukraine, Biélorussie, Moldavie.

Le « maître des horloges » dicte son agenda aux autorités américaines, à l’OTAN et à l’Union européenne depuis six mois, en tenant l’escalade des événements et en maintenant la pression. En termes plus abrupts, Vladimir Poutine fait peur. Le fait d’avoir obligé les Américains et les Européens à reconnaître le problème avec l’Ukraine et à ouvrir des négociations montre que Vladimir Poutine a atteint son objectif.

> A voir aussi : Ukraine : que veut Vladimir Poutine ?

Par ailleurs, il traite d’égal à égal avec le président Joe Biden, ce qui est un de ses buts : repositionner la Russie dans le jeu des grandes puissances mondiales et « cornériser » l’Union européenne, affirmant ainsi le rôle prépondérant de la Russie aux marges de l’Europe, mais aussi en mettant en évidence les nuances des pays européens (Allemagne, France, Hongrie, Pologne) par rapport à la situation.

Mais Vladimir Poutine a peut-être sous-estimé les réactions des Etats-Unis et de l’Union européenne qui, si elles sont aujourd’hui axées sur la diplomatie, ne comportent pas moins un volet « sanctions » qui peut être embarrassant, en particulier en rapport avec le gazoduc Nord Stream 2 dont Moscou a besoin pour sa balance commerciale.

Il y a trois options pour la Russie :

  • Soit chercher une porte de sortie, en se tenant exclusivement à l’occupation du Donbass (où les troupes russes sont déjà présentes, mais « sans insignes »).
  • Soit gagner du temps pour continuer à renforcer son dispositif. Une date est très importante, c’est le 20 février où, normalement, les troupes russes présentes en Biélorussie doivent rentrer dans leurs cantonnements, comme promis par la diplomatie russe.
  • Soit, arriver à une sorte de « finlandisation » de l’Ukraine, qui proposerait le concept d’une Ukraine neutre devenant un Etat tampon, ou passerelle, entre l’Est et l’Ouest. Cette idée serait sur la table des négociations et séduit les diplomates comme une résolution de la crise par l’instauration d’une nouvelle architecture de sécurité pour le Vieux Continent. Mais, pour permettre la mise en place dudit concept, les menaces doivent cesser.

QUELLES SONT LES POSITIONS UKRAINIENNE, AMÉRICAINE ET EUROPÉENNE ?

Paradoxalement, on assiste à un renforcement de l’Alliance atlantique avec l’arrivée de troupes américaines supplémentaires et l’envoi de contingents européens, anglais et français entre autres, dans les pays baltes et en Roumanie. En cas de conflit, cela serait-il suffisant pour contrer une potentielle offensive russe ? On peut en douter…

Par ailleurs, la situation peut fomenter un réflexe nationaliste ukrainien, anti-russe, qui est déjà présent dans les couches jeunes de la population ukrainienne et qui pourrait accentuer le souhait de l’Ukraine d’entrer dans l’Union européenne. Ce conflit latent ravive aussi les souvenirs historiques et, en particulier, le holodomor, « extermination par la faim » des classes koulaks ukrainiennes (entre autres) par Staline en 1932-1933, ayant entrainé, selon les historiens entre 2,5 et 5 millions de morts.

Du côté des Etats-Unis : cette crise permet à Joe Biden de faire peut-être oublier le désastre afghan en renforçant sa position intérieure (consensus entre les Démocrates et les Républicains sur la stratégie à appliquer) et extérieure, bien que le président ait affirmé que les troupes américaines en Europe ne s’engageraient pas dans un éventuel conflit.

L’Europe a été clairement mise de côté par Moscou, mais Vladimir Poutine a reçu le président français au Kremlin. Profitant de la présidence française dans l’Union européenne, la France peut effectivement jouer le rôle de passerelle pour réorganiser une architecture de la sécurité en Europe. Mais, encore une fois, Vladimir Poutine tient les cartes et distribue le jeu…. Et l’absence de politique étrangère commune ainsi que de politique de défense sont des handicaps pour crédibiliser le rôle de l’Union européenne.

LE CONFLIT FAIT-IL PARTIE D’UN PLAN D’ENSEMBLE ?

C’est un « jeu de go ». L’Ukraine est encerclée : à l’ouest avec la base de Kaliningrad (à portée de missiles à long rayon d’action) ; au nord avec la présence des troupes russes en Biélorussie pour les manœuvres « Zapad » ; à l’est avec les troupes déployées au Donbass ; au sud avec les forces russes de Crimée. Géographiquement, les pays baltes peuvent être une cible potentielle – pour des raisons historiques également. Cela semble néanmoins inopportun et dangereux pour les raisons citées plus haut.

Si l’on réfléchit sur un potentiel plan d’ensemble, il faut se référer à la déclaration du 4 février entre Vladimir Poutine et Xi Jinping. Outre le fait que ce soit un monument de cynisme et d’hypocrisie, ce dernier représente l’affirmation d’un autre modèle de gouvernance mondiale qui conteste directement celui de la démocratie libérale et l’ordonnancement international actuel.

> A voir aussi : Focus sur… – Les perspectives géopolitiques 2022. 1/5 : l’Europe

La Russie et la Chine affirment le concept de « l’indivisibilité de la sécurité », sur lequel Moscou se base pour réclamer un départ de l’OTAN de son étranger proche, arguant que la sécurité des uns ne peut se faire aux dépens de celle d’autres, en dépit du droit de chaque État, et donc de l’Ukraine. Et si la crise ukrainienne, précédée de l’intervention russe au Kazakhstan étaient, en fait, les prémices du contrôle de l’Eurasie ? Moscou veut impérativement préserver son influence dans cette zone dont l’importance a été déjà confirmée par Halford McKinder (1861-1947), puis par Zbigniew Brzezinski (1928-2017) et qui faisait partie de l’ex-URSS. C’est également une zone intéressante pour la Chine car traversée par les « Nouvelles Routes de la Soie ».