Michel Onfray au Méridional : le second génocide des Arméniens

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Il y a un peu plus d’un an, en septembre 2020, débutait un conflit meurtrier entre l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, et le Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie. A l’heure actuelle, rien n’est encore résolu, et beaucoup de prisonniers arméniens n’ont pas été libérés. Passées les premières réactions face à l’agression azérie, les Européens se sont peu à peu désintéressés de ce territoire situé loin de leur centre de gravité. Pourtant, l’Arménie représente non seulement le berceau de la civilisation européenne, mais sa porte d’entrée géographique.

Le philosophe Michel Onfray, accompagné du journaliste Stéphane Simon (tous deux co-fondateurs de la revue « Front Populaire »), est parti sur le terrain en novembre 2020, pour voir de ses yeux ce qu’il en était. De ce séjour, Michel Onfray et Stéphane Simon ont tiré un documentaire frappant, intitulé « Arménie, un choc des civilisations ». Le philosophe répond aux questions du Méridional.

Le Méridional : Michel Onfray, pourquoi êtes-vous si attaché à l’Arménie et à son peuple ?

Michel Onfray : Parce que c’est, comme je le dis souvent, un grand petit peuple qui a vécu un effroyable génocide et n’en a jamais fait un destin. C’est aussi parce que ce passé n’est pas seulement un passé mais également un présent : ce que l’Azerbaïdjan a récemment infligé à l’Arménie avec l’aide des Turcs est ni plus ni moins la suite à bas bruit de ce génocide qui continue… C’est enfin parce que ce qui advient dans cette région du monde annonce ce qui va se passer sur le terrain eurasien : le désir qu’a Erdogan de reconstituer l’Empire Ottoman annonce clairement la venue d’un impérialisme musulman. L’Arménie est le premier temps de cette reconstruction impérialiste ottomane.

L.M : Vous avez intitulé le documentaire tiré de votre voyage là-bas « Arménie, un choc des civilisations ». Le terme lui-même est-il une « expression-choc » ?

M.O : Non, c’est une thèse réaliste et pragmatique que les tenants de la mondialisation libérale n’aiment pas parce qu’ils lui préfèrent la thèse idéologique et utopique de Francis Fukuyama qui affirmait qu’après l’effondrement du bloc marxiste, le libéralisme allait triompher de façon planétaire. Les tenants de cette utopie veulent transformer la planète en vaste supermarché. Ce qui suppose un effacement des pays, des peuples, des cultures et des civilisations au profit d’un monde de la chosification des êtres, des âmes, des cœurs et des corps. Le projet de reconstruire un empire ottoman, celui de Poutine qui veut reconstituer une grande Russie, celui des Chinois qui veulent redevenir  l’Empire du Milieu (sous-entendu du milieu du monde), celui de l’Iran chiite, témoignent que Fukuyama avait tort et Huntington raison. Nous inscrivons nos pas dans ceux de l’auteur du Choc des civilisations.

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L.M : Que penser de l’indifférence des Européens face à ce qui se déroule là-bas ?

M.O : Les dirigeants européens sont les acteurs de cette mondialisation libérale. Ils veulent une Europe vassalisée par les États-Unis qui aspirent à transformer le monde en vaste supermarché. La disparition de l’Arménie ne leur pose aucun problème. Au contraire car ce pays qui témoigne par définition des racines chrétiennes de l’Occident mérite selon eux de disparaître. Tout ce qui efface le judéo-christianisme est bon pour eux. Voilà pourquoi ils favorisent la montée de l’Islam qui travaille au même projet qu’eux : en finir avec l’Europe judéo-chrétienne qui dispose encore trop d’esprits critiques et libres. Les uns feront de l’Europe un supermarché dans lequel les autres consommeront des produits hallal – burkini Nike, voile Prada, boucherie Carrefour, etc. Il n’y aura plus de livres dans les supermarchés qu’auront remplacés les espaces médias dans lesquels les best-sellers et eux seuls côtoient déjà l’électroménager.

L.M : Que peut attendre l’Arménie de la France ?

M.O : De la France, hélas, rien tant que le pays restera dans cette Europe pour laquelle la communauté turque, qui s’avère sécessionniste d’un point de vue civilisationnel, est bien plus menaçante que la communauté arménienne qui ne l’est pas du tout tant elle est magnifiquement intégrée.  

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Et puis soyons cyniques : la France dit et pense de l’Arménie ce que Staline pensait et disait du Vatican : « Combien de divisions ? ». L’Arménie ne menace personne car elle n’en a pas les moyens : ni par son armée, ni par son sous-sol, ni par sa position qui n’est pas stratégique dans la configuration actuelle des conflits. Israël a choisi de soutenir la Turquie et l’Azerbaïdjan afin d’obtenir de ce dernier pays qu’il soit une base arrière en cas de conflit avec l’Iran. La géopolitique est une affaire cynique d’intérêts. La pauvre Arménie n’a rien à vendre sinon sa grandeur d’âme, une vertu dont tout le monde se moque désormais.

L.M : Comment allez-vous continuer de mettre en lumière le drame qui se joue en Arménie ?

M.O : En faisant un deuxième film qui documentera le vandalisme turco-azéri, autrement dit néo-ottoman. Car actuellement, en Arménie, les églises sont détruites, ravagées, les stèles martelées, les cimetières dévastés, la population terrorisée et l’Histoire défigurée et réécrite…

Propos recueillis par Jeanne RIVIERE