Jean-Claude Gaudin : l’extrême onction

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Le livre qu’a récemment publié Jean-Claude Gaudin est un peu bizarre. Il ressemble à un bréviaire pour dames patronnesses. Le titre de l’ouvrage : « Maintenant je vais tout vous raconter » ménage pourtant un certain suspense et l’on s’attend à quelques révélations fracassantes sur les cinquante ans de vie politique de l’ami « Gin-Clôde ». Il n’en est rien. A vrai dire, on n’y apprend pas grand-chose. Le titre plus adéquat de cette biographie de 486 pages pourrait être : « Plaidoyer pour un fils de maçon qui a su se forger une éminente carrière politique en louvoyant de droite à gauche. »

Jean-Claude Gaudin est un homme affable, éminemment sympathique et jovial, dont les rondeurs d’archevêque font souvent l’unanimité. Mais sa bonhomie apparente dissimule parfois des colères homériques et des rancunes tenaces. On s’en aperçoit au fil des pages lorsqu’il éreinte méchamment Guy Teissier, Renaud Muselier et surtout son prédécesseur Robert Vigouroux, qui eut le tort de le mettre au piquet lors de la réunion de son premier conseil municipal après son grand chelem en 1989. Pourtant, sans l’énergie et la pugnacité de ces trois hommes, Marseille ne serait certainement pas ce qu’elle est aujourd’hui.

En vérité, Gaudin n’apprécie guère les hommes de tempérament qui renâclent à « l’aplatventrisme », à la servilité ou à la condescendance. Il se qualifie lui-même de « socialo-centriste », ce qui implique une certaine souplesse dorsale et une rhétorique alambiquée. On sent bien qu’il a une dent contre cette « bourgeoisie marseillaise » qui lui a mis le pied à l’étrier alors qu’il ne faisait pas partie du sérail. Il méprise les « héritiers », ceux qui sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche et bénéficient de traitements de faveur « à l’abri du pouvoir ou de successions faciles et préservées ».

Mais sa mémoire est parfois lacunaire. Par exemple, lorsqu’il  évoque sa première élection de député des quartiers sud en 1978 contre Charles-Emile Loo, il oublie de préciser que ce baron du defferrisme était devenu trésorier national du Parti socialiste et qu’il devenait une menace directe pour l’irascible maire de Marseille Gaston Defferre.

Par conséquent, des sections entières du Parti socialiste, parmi les plus puissantes, ont été « incitées » discrètement à voter pour Gaudin le 19 mars 1978, pour lui permettre d’atteindre le score miraculeux de 53,7% des suffrages et d’éliminer ainsi un concurrent gênant pour Gaston.

Ce qui est affligeant dans ce livre, c’est l’extrême onction de Gaudin, qui prend un malin plaisir à passer la pommade à des socialistes parmi les plus redoutables tels que Philibert, Guérini, Viard, Pezet, Payan ou Ciot. 

Son style mi-chèvre mi-chou est semblable à celui d’un chevalier de la périphrase et d’un prince de l’ambiguïté. Et s’il fallait comparer Gaudin à un homme politique d’envergure, ce serait au rusé François Mitterrand, qui rappelait souvent à ses amis l’adage du cardinal de Retz : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. »

« Chapeau l’artiste »

Les câlineries répétées de Gaudin à la Gauche finissent par agacer le lecteur, enclin à penser qu’il lit l’ouvrage pontifiant d’un vieux monsieur solitaire qui s’est trompé de trajectoire. Comment Gaudin peut-il estimer (page 155) que les socialistes « ont une urne à la place du cœur » – ce qui est vrai – et omettre de nous rappeler qu’il cheminait naguère aux côtés du baron socialiste Emile Loo au sein de la même majorité municipale ?

Je me souviens qu’il participait avec « Milou » aux conférences de presse  qui se déroulaient dans les quartiers sud de Marseille. Je le sais puisque j’y représentais « Le Méridional » à l’époque, et je puis vous assurer que ces deux-là s’entendaient comme cul et chemise ! Mais dans l’esprit de Defferre, mieux valait un « petit adversaire » auquel on fait la courte échelle qu’un rival national à l’appétit d’ogre et susceptible de lui faire de l’ombre. Quant au « mandarin introverti » (Vigouroux) brocardé par Gaudin, il a bel et bien réussi en six ans à réaliser les 68 projets pour Marseille qu’il avait promis à ses électeurs.

Le propos cauteleux de Gaudin dissimule parfois des arrière-pensées assassines. C’est bien lui qui m’a confié un jour : « Voyez, D’Arrigo, au Sénat on tue aussi, mais les tapis sont si moelleux au palais du Luxembourg qu’on n’y entend jamais les cadavres tomber… »

Une doucereuse application qui n’empêche pas les ratés : par exemple, Gaudin n’a jamais réussi à éliminer l’aixoise Maryse Joissains, qui l’a tyrannisé durant des années avec sa « monstropole ». Gaudin a beau jeu, aujourd’hui, de critiquer (page 61) le fonctionnement d’une métropole qu’il a tout fait pour porter sur les fonts baptismaux en apportant son soutien au Premier ministre Jean-Marc Ayrault et à sa ministre de la décentralisation Marylise Lebranchu.

Dès lors, comment s’étonner des compliments qu’il adresse à Benoît Payan et qui ressemblent à un adoubement en bonne et due forme ? Gaudin salue le nouveau maire d’un tonitruant « Bravo l’artiste ! » (page 58, 3ème paragraphe), comme s’il était sincèrement admiratif des magouilles et des surenchères qui ont conduit à sa rocambolesque élection.

Au passage, Gaudin confirme que Guy Teissier avait bel et bien proposé la place de première adjointe à Samia Ghali en échange de ses voix pour être élu maire de Marseille. La suffragette des quartiers nord aurait également eu toute latitude pour choisir quatre adjoints au maire sur sa liste des 15/16. Mais l’erreur fatale de Teissier a été, selon Gaudin, de donner la parole à une amie de Ghali, doyenne de l’assemblée après lui, ce qui a donné lieu en coulisses à d’interminables tractations et au « rachat » de Mme Ghali par les gauchistes.

Les trois fiascos

Gaudin n’est dupe de rien. Il maîtrise toutes les roueries du jeu politique. Depuis fort longtemps. « J’étais un enfant solitaire et introverti, écrit-il, je conserve le souvenir ému d’un théâtre de Guignol et de ses marionnettes avec lesquelles j’ai pu concevoir toutes sortes d’aventures. Un apprentissage de la vie politique en somme… » On ne saurait être plus lucide.

De là à évoquer les réalités historiques avec l’onction de l’euphémisme rédempteur, il y a un pas que nous ne franchirons pas. Par exemple, quand il décrit le braquage du « Provençal » par Defferre et ses sbires, les armes à la main, le 21 août 1944, il a cette tournure sibylline : « Defferre prend le contrôle du journal… » L’ancien ministre socialiste est ensuite allé rendre visite en prison au propriétaire de ce quotidien Vincent Delpuech, accusé d’avoir collaboré avec les Allemands, ou à tout le moins de ne pas les avoir ouvertement combattus.

« Je vous fais libérer à une condition : vous me cédez le Provençal, lui dicte Deferre de sa voix nasillarde.

– Avec quel argent allez-vous me payer ?, réplique Vincent Delpuech.

– Mais avec le vôtre, bien entendu… », lui susurre le résistant du réseau Brutus.

Hold-up ? Chantage ? Racket ? Pression ? Comment qualifier cette « appropriation » ? Pourquoi Gaudin a-t-il à ce point peur des mots qu’il estompe ainsi la réalité des faits ? Lui qui a été tour à tour giscardien, chiraquien, sarkozyste, puis macroniste, se garde bien d’écrire que la France a basculé à Gauche en 1981 grâce à l’action souterraine de Chirac et de Pasqua qui ont appelé leurs ouailles RPR à voter François Mitterrand. Les seuls mots qui conviennent en l’occurrence sont ceux de trahison et de coup de Jarnac. Lui parle du bout des lèvres d’un « basculement provoqué par Chirac » …

Cette recherche permanente du consensus a parfois entraîné des fiascos retentissants. Par exemple, le premier fiasco est quasiment passé inaperçu : Gaudin était alors ministre de la Ville dans le gouvernement d’Alain Juppé et il était venu présenter à Marseille un plan de 80 mesures destinées aux quartiers réfractaires. Coût : 2,5 milliards d’euros. Un investissement énorme qui a été dilapidé en pure perte. Le second fiasco (page 389) est directement lié à la frilosité de la SNCF et aux divers lobbies qui vampirisent l’aéroport de Marignane (parkings et taxis). Gaudin n’a jamais pu convaincre ses partenaires de « la nécessité d’une interconnexion entre l’avion et le train ». Et donc d’un arrêt du TGV sur le site même de l’aéroport.

Troisième fiasco : celui de la Villa Méditerranée », dite « villa Vauzelle ». Il s’agit d’un caprice de 120 millions d’euros de Michel Vauzelle. Une coquille vide qui fait doublon avec le Mucem. Gaudin n’a pas voulu s’y opposer. Motif : il avait besoin, lui, de la contribution de la Région sud pour financer le tunnel sous la Joliette en 2002. Et Vauzelle a conditionné sa participation financière à l’érection de « sa » Villa par  l’architecte Stefano Boeri.

Le coming out

La seule vraie surprise de ce livre de souvenirs très édulcorés, figure à la page 274 : pour la première fois, Jean-Claude Gaudin révèle en creux son homosexualité en prenant la défense de Michel Pezet bassement attaqué en 1989 par ses adversaires qui avaient diffusé une affiche proclamant : « Marseille mérite un homme ». « Comme célibataire, avoue Gaudin, j’ai souvent eu à connaître ce type d’attaques et je sais combien elles blessent. » Si l’on veut bien se souvenir des rapports plus que cordiaux qu’entretenait Gaudin avec le communiste Guy Hermier, ce coming out tardif éclaire bien des alliances tacites du passé.

On ne peut que féliciter Gaudin d’avoir eu le courage de se faire violence pour dévoiler un secret, qui, de fait, était inavouable dans les années 50-60. « Voyez, D’Arrigo, mon seul regret dans la vie, c’est de ne jamais avoir fondé de famille« , m’a-t-il confié un jour.

Finalement, Gaudin restera comme le grand enjoliveur de Marseille. Son bilan global demeure très positif grâce au puissant appui de l’Etat et d’Euroméditerranée qui ont permis la transfiguration de plusieurs quartiers. On gardera de Gaudin l’image d’un « honnête homme » qui n’a jamais fourré un centime d’argent public dans sa poche. « J’ai trop peu d’attrait pour l’argent pour céder aux tentations dans lesquelles certains se sont perdus », reconnaît-il page 422.

Bref, si vous me demandez mon avis sur ce livre bien propre sur lui, je vous répondrai à la façon de l’académicien Jean d’Ormesson à qui un cuistre demandait son avis : « Il est très bien votre livre, jeune homme, il est dommage toutefois que vous ayez tellement insisté sur le côté emmerdant. »

José D’Arrigo, rédacteur en chef du Méridional